« LA SCIENCE DU JUDAÏSME dont s’occupent certains savants ne saurait durer car ils s’y engagent sans qu’elle leur soit particulièrement chère ; en der
nière analyse, Goethe et Schiller sont pour eux plus importants et plus vénérables que tous les prophètes, Tannaïm et Amoraïm(1)... »
Dans ce tableau cinglant, le rabbin italien Samuel David Luzzatto, Shadal, invoque les noms de deux figures majeures des lettres — Goethe et Schiller — qui ont joué un rôle décisif dans le regard porté par les Juifs sur euxmêmes et les donne en exemple de dévotion fourvoyée. Toutefois, la place accordée à ces poètes par la plupart des tenants de la Wissenschaft se révèle bien différente de ce qu’imagine Luzzatto.
Pour la plupart des savants juifs du XIXe siècle, la littérature — plus particulièrement la poésie — est le gage et le symbole d’une éducation morale en même temps qu’un instrument d’explication de soi, susceptible de conduire vers l’émancipation. Ce rapport logique entre explication et émancipation est articulé de façon limpide
par l’une des voix majeures de la Wissenschaft des Judentums, Ludwig Philipson : « Le judaïsme doit expliquer, à lui-même comme aux autres, pourquoi il existe et au nom de quoi il désire exister »(2). Pour Luzzatto, en revanche, cette position est des plus déplorables. Pourtant, et en dépit de ses lamentations, la Wissenschaft, la science du judaïsme, a bel et bien un double foyer : elle doit regarder à l’intérieur et à l’extérieur.
Dans ce contexte, la littérature, et plus particulièrement la poésie, apparaissent comme un lieu de traduction mutuelle : une façon de s’adresser aux deux publics dans leur propre idiome et dans leur temps. Ces Wissenschaftler s’emparent en fait de questions, voire des motifs apologétiques, qui parcourent le judaïsme de longue date, mais les formulent dans une sensibilité propre au XIXe siècle — lequel, même dans les cercles spiritualistes séculiers, considère les dogmes d’un rationalisme desséché comme incapables de répondre aux aspirations morales de l’homme.
Un examen des objets littéraires d’admiration et de dégoût permet de souligner comment la stratégie de citation peut s’apparenter à une mission éducative. Mais cette mission se double d’allégeances patriotiques. En parallèle, la tentation de démontrer l’universalisme du judaïsme conduit les tenants de la Wissenschaft à prouver, par un dialogue entre poésie et prophétie, l’universalisme du judaïsme et de la poésie.
Entre Bildung et apologétique ?
Parmi tous les genres dans lesquels la prose du XIXe siècle s’est aventurée, du Bildungsroman romantique au réalisme, voire au naturalisme, et au symbolisme, la plupart semblaient trop grossiers aux yeux des premières générations de Wissenschaftler. Ainsi, Samuel David Luzzatto voyait en Balzac, Charles-Paul de Kock (1793-1871)(3) et Jules Janin(4) la raison et le symbole de la décadence de l’Europe. Ils figurent dans sa satire Derekh Eretz pour être aussitôt critiqués(5) : mais les romans cités n’ont pas grand-chose en commun, si ce n’est de chroniquer la vie quotidienne de Paris sous
la Restauration sans guère se soucier d’édification. Au fil du XIXe siècle, les romans français postromantiques servent de contre-modèles aux yeux des Wissenschaftler.