APPLIQUÉE au XXe siècle, l’hypothèse sous laquelle nous entendons étudier ici un cas particulier de transformation de l’énergie poétique en énergie théorique et en énergie politique — cette hypothèse de la triade fondamentale des socié-tés occidentales avait surgi pour éclairer de tout autres époques que la nôtre : pour Dumézil, l’Antiquité indo-européenne ; pour J. Burckhardt, l’Antiquité grecque ; pour Renan, la Modernité issue de la triple réforme de la chrétienté, de la science et du poli-tique ; pour G. Duby, le Moyen Âge.
Pour dire par préliminaire comment on peut et pourquoi il faut procéder de même pour le temps présent et y discerner le jeu de la même triade, qu’il nous suffise de citer quelques lignes d’un com-mentaire consacré par Adorno à Stefan George : « Sa volonté de domination le rattache à une importante tradition allemande, à laquelle Richard Wagner appartient tout autant que Heidegger ou Brecht ; elle a connu une métamorphose politique effroyable avec Hitler. Il conviendrait de faire la part de ce qui présente des traits communs avec l’horreur nazie. Les liturgies de l’Alliance, chez George, malgré le pathos de la distance, ou à cause de lui, conve-naient bien aux fêtes du solstice et aux feux de camps des hordes de jeunes en mouvement et à leurs effrayants successeurs. Le “ nous ” factice des poèmes qui sont ici chez eux est tout aussi fictif, et donc aussi précaire, que ce type de peuple que visaient les nationaux-socialistes. Quand George s’abaisse à célébrer le Guide, il s’enfonce dans la culpabilité et ne saurait être réhabilité. Toutefois — ce qui montre bien ce que son œuvre a d’abyssal —, c’est précisément cet aspect extrêmement suspect sur le plan artistique, cet aspect idéolo-gique qui a été véritablement absous, dans un certain sens. Le comte Claus von Stauffenberg, qui osa accomplir le tyrannicide et fit le sacrifice de sa vie, connaissait peut-être ce poème de George sur l’exécuteur (Der Täter), qui fixe l’image de celui-ci à l’instant qui précède un tel acte, en le présentant néanmoins comme un acte politique ou interne aux clans du pouvoir (...) Mais il serait naïf de considérer qu’il faut séparer nettement les digressions idéologiques de George de son œuvre poétique à proprement parler. Sa volonté impérieuse s’étend jusqu’aux créations qui se veulent purement lyriques. La disproportion entre l’intervention du vouloir et l’illu-sion d’un verbe qui serait autonome, libre, est si omniprésente qu’elle confirme le soupçon de Borchardt : il n’y aurait guère de poème de George où la violence ne se manifesterait pas pour se détruire elle-même (…) il a exprimé tout haut les sentiments d’un nombre non négligeable de groupes appartenant à la bourgeoisie réactionnaire avant Hitler. C’est précisément le ton ésotérique, ce narcissisme distant, qui, selon Freud, permet aux personnages de chefs politiques d’exercer un effet psychologique sur la masse, qui y contribua. Une attitude aristocratique qui met un soin maniaque à se poser elle-même, née d’une volonté de style qui manque visible-ment de tradition, d’assurance et de goût1. » Les transformations ici postulées par Adorno, celles qui expliqueraient ces basculements et ces réaffectations d’agrégats esthétiques à des finalités politiques ou à des investissements psychologiques — peut-on les décrire avec autrement de rigueur, sans référence complice au faux bon sens du soupçon « idéologique » marqué, qui plus est, au coin d’un fatalisme de mauvais augure ?