DE manière presque impalpable, un voile se dépose sur les choses vécues. Au moment même de les vivre, nous leur trouvons moins de relief, de cou-leur ou de saveur qu’elles en ont d’habitude ou qu’elles devraient en avoir. Peut-être est-ce notre regard qui dépose à leur surface cette légère teinte grise, notre bouche qui garde d’on ne sait quoi un arrière-goût de poussière (nous n’avons jamais goûté la poussière, mais cela doit être plus ou moins ainsi, fade et nauséeux). Quelles que puissent être les variations de degré et de persistance de l’ennui — du désintérêt passager au dégoût profond pour ce qui est vécu et pour le fait de le vivre —, celui-ci se manifeste le plus souvent comme une familiarité avec notre présent qui, loin de nous apaiser, nous tourmente : les choses ne nous sont que trop connues, et nous n’avons pas l’imagination, l’énergie ou les moyens nécessaires pour imprimer un changement à leur cours. La douleur de l’ennui provoque quelques éclats, quelques « tessons de colère » sans objet et sans suite. Cette irritation s’exerce essentiellement contre le temps tel que nous le vivons, contre ce présent d’où l’ave-nir semble inaccessible ou impensable : « Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile entouré d’un mur d’angoisse », écrit Pessoa1. L’ennui nous englue dans un présent dont, au lieu d’en regretter la volatilité, nous éprouvons le poids intolérable, comme s’il refusait de nous « lâcher », de « passer », alors ou parce que nous-mêmes cherchons à nous absenter de cette dimension du temps qui est par définition celle de notre présence au monde et à nous-mêmes, celle que l’angoisse de toute perte fait regretter par anticipation. Dans l’ennui, dans le désir stérile de nous évader du présent, nous voudrions déserter notre propre actualité, mais pour habiter quelle vie ?
Si l’inconfort de l’ennui a un mérite, c’est bien celui de nous mettre au pied du mur, face à cette question à double fond : que faisons-nous de notre temps ? C’est-à-dire aussi : que faisons-nous de nous-mêmes dans le temps qui seul est le nôtre, celui de notre présence au monde ? Mais il semble que ce soit le désœuvrement qui nous confronte à cette question-là dans toute sa netteté, question de luxe dès lors que nous sommes contraints au travail déterminant l’usage de notre temps et l’« occupation » de notre pensée. Peut-être le travail constitue-t-il le remède par excellence contre la douleur de l’ennui, dont il nous faudrait reconnaître les vertus thérapeutiques… ; puisque, aussi bien, il nous faut l’ava-ler de force, peut-être nous faut-il aussi apprendre à le désirer ?