CES NOMS QUI NE SONT PLUS DE PERSONNE

 

Les deux textes qui suivent témoignent de la fréquentation de certains cimetières en déshérence dans ma ruralité intime, et de l’approche des stèles et des épitaphes. Je ne sais pourquoi je les recherche. En mal d’élégie peut-être ? Mais il n’est pourtant question ni de tristesse ni de nostalgie. Ces cimetières-là manifestent une forme de nature pétrifiée qui m’exalte, esthétiquement, et me fait respirer à plein. Ces lieux ont répondu jusqu’au bout à leur fonction : dévolus à l’oubli, ils ont su lentement se faire oublier. Certains signes laissent perce-voir cependant que le sol est encore fourmillant de résonances, mais c’est très atténué et c’est doucement apaisé. Là un vieux rosier du siècle dernier a ses repousses et ses floraisons écla-tantes à chaque saison ; ailleurs des caveaux ont été démontés et forment une dépression concave où l’on vient trébucher. On voit aussi quelques croix en fonte qui n’ont pas été décapitées, qui se dressent sur des socles disjoints ou penchent en avant. Tout est là ou fait semblant encore d’y être. C’est surtout lors-qu’il y a des noms sur les pierres que je suis attiré. Les lisant, j’y vois immanquablement des foules de visages se dessiner en moi. Ces signes n’ont pas été entièrement livrés à la damnatio memoriae ; mais cela ne saurait tarder. Car le temps, qui détient à la fois le marteau et le burin, a sa propre main exécu-trice. Le travail se fait sans bruit, discrètement. J’exerce donc mes aptitudes à observer en ces lieux déchus le traumatisme temporel. Ils me distraient, ces lieux, et m’invitent à voir, plus que jamais voir, que c’est moi qui tôt ou tard serai là même ou dans un ailleurs semblable, enfoncé dans les limons de l’oubli et bercé par son roulis.Telle est la réalité que je ne pourrai élu-der et qui prend place parmi le mouvement de dévastation générale du monde dont je ne saurais m’extraire. C’est sans doute aussi, cette fréquentation, une modalité de l’éveil, du grand éveil, qui peut toujours nous saisir à chaque instant.