LECTURE POUR TOUS

 

 

EST-CE en 1385 ? Coluccio Salutati écrit une lettre à un homme qu’il ne connaît pas, Iacopo Tederisi, pour le remercier de lui avoir fait tenir un livre d’Augustin, le De vero cultu (De vera religione)[1].

Il se joue beaucoup de choses dans cette lettre, comme si souvent. Je vais y venir (quelques mots suffiront, les premières étapes déjà franchies). Mais d’abord, la voici :

Vénérable père, maître éminent,

Monsieur Gaspar de Città di Castello, juriste distingué, m’a rapporté avec quelle générosité vous lui avez confié à mon intention le livre d’Augustin intitulé De vero cultu, alors que je n’avais rien fait qui pût le mériter, et que de plus vous ne connaissiez rien de moi. Voilà la preuve flagrante d’une disposition, d’une ouverture d’esprit que seule peut donner une charité hors du commun. Lorsqu’on fait une demande un peu exceptionnelle aux lettrés de notre époque, une demande qu’ils jugent étrange et sortant de l’ordinaire, ils ont en effet pour habitude de ne pas répondre à ceux qui la font, comme si, en l’occurrence, ne pas communiquer les livres leur donnait une supériorité sur autrui : ils ignorent en somme que toute sagesse vient du Seigneur Dieu, qu’elle fut toujours avec lui, et cela avant tous les siècles[2]. L’Écriture sainte l’atteste. Mais, comme je l’ai très souvent constaté, plus on veut appauvrir la culture en cachant les livres à autrui, moins, dans l’échange, on donne l’impression d’être savant. J’ai toujours détesté cette rétention. Que des lettrés dissimulent les travaux des Anciens qui ont voulu être utiles à la postérité, qu’ils ne leur offrent pas le fruit d’une renommée qui leur est due, et, quand nous sommes si désireux d’apprendre, qu’ils nous refusent l’avantage de la lecture, c’est odieux. Ces gens-là font injure aux écrivains et jalousent les savants ; on doit les reprendre avec la plus grande fermeté. Ils plongent autant qu’ils le peuvent l’Antiquité dans les ténèbres, ternissent la gloire des Anciens, nuisent à leur époque et retirent l’aliment de la culture à ceux qui ont faim d’apprendre. Ah ! quelle injustice chez ces hommes — à supposer qu’un tel vice leur en conserve le titre…

À quoi sert un trésor caché à celui qui l’enfouit[3]? Que vous apportent des livres que vous enfermez dans des coffres ? L’or que vous dissimulez, seul vous l’enlèvera celui qui le découvrira ; mais les livres, les vers les rongent, les souris les grignotent, le temps les use, l’humidité les défait, le feu les brûle — sans parler des voleurs et des brigands. Et puis, celui qui enfouit son or a beau abuser de ses biens, il ne dérobe rien et ne fait de tort à personne. Mais cacher des livres, c’est faire du tort à tout le monde ; ce n’est pas dissimuler son bien, mais dérober, voler celui d’autrui. Car les livres que nous possédons ne sont pas à nous, si l’on y réfléchit bien. Soit, le papier est à nous, la forme des lettres aussi ; mais ce qui est confié aux livres échappe à notre commerce. Il est écrit de la Sagesse : « Parce que tout l’or, face à elle, n’est qu’un peu de sable, et que l’argent devant elle n’a pas plus de prix que de la boue »[4]. Donc, si la sagesse n’a pas de prix, et que tous les livres dispensant un enseignement ont évidemment trait à la sagesse, nous ne pouvons les acheter ni nous les approprier à quelque titre que ce soit. Par conséquent, c’est le papier, les lettres, qui viennent s’ajouter à ce que contiennent les pages des livres, plutôt que l’inverse ; en sorte que les deux premiers peuvent bien être à nous ou l’avoir été, ce caractère d’ajout, à bien y regarder, les rend communs à tous.

Mais la mesquinerie des hommes pervertit toute vérité ; on voit sa propriété dans ce que les choses mêmes nous désignent comme appartenant à tous ou, en tout cas, comme n’étant pas à soi. Pourquoi donc dissimulez-vous ce qui est à autrui, pilleurs de biens publics, pourquoi ne laissez-vous pas sa liberté à ce qui est commun par nature ? Quelle prière, quel vœu formulerai-je à votre intention, dans le trouble légitime où me jette cette dissimulation jalouse ? Eh bien, que les voleurs vous enlèvent vos livres ou plutôt qu’une mort rapide vous enlève à vos livres — ainsi sera livré au public ce que vouliez garder secret — ou que tout simplement vous ayez toute votre vie l’esprit plongé dans les ténèbres de l’ignorance. Oui, que ce soit votre sort — mais non pas le vôtre, maître glorieux : qu’à vous les livres parviennent à votre guise, que votre subsistance soit donnée en suffisance, que vous soit accordés, dans l’exercice de toutes les vertus, un esprit brillant, une vie discrète, une langue généreuse ; en sorte qu’on ne puisse rien ajouter à la grandeur de votre savoir ni à la capacité de votre éloquence. — Mais je m’arrête.

L’indignation m’a fait m’étendre trop longtemps — mais j’ai eu plaisir à vous adresser, à vous qui êtes l’homme qu’on m’a dit, cette piètre diatribe contre des mœurs si largement corrompues. Il ne me reste qu’une chose à vous dire : j’aimerais, si modeste soit ma personne, que vous me considériez à jamais comme un fils, et que du moins vous ne refusiez pas de penser à moi comme au plus infime de vos amis — moi qui saurai me montrer, si vous avez quoi que ce soit à me demander, l’un des tout premiers par l’ardeur de mon affection. Portez-vous bien et priez pour moi : vous savez que tout homme, dans son imperfection, a besoin de l’appui de la prière. Je suis votre fils ; ne refusez pas que je vous appelle mon père. Donné, &c.

La lettre de Salutati rend pour nous un son étrange. Car enfin, se dit-on, il parle d’une époque révolue, celle de la rareté des livres, celle des manuscrits, de leur paucité et de leur lenteur ; un siècle plus tard, l’imprimerie changerait tout cela. Et bientôt les Lumières accompagneraient, soutiendraient l’industrie du livre. L’édition et les éditeurs naîtraient de l’abondance. Libraires-imprimeurs, libraires-éditeurs, privilèges, commerce. La fâcherie de Salutati ne serait décidément plus d’actualité. Personne ne pourrait retenir pour lui des objets faits pour tous, des pensées adressées à chacun. Adieu Salutati, adieu ! Tu étais dans la soute, nous sommes à la proue.

Eh bien, si l’on croit cela, on se trompe.

Par exemple il faut être au dernier point de la détresse intellectuelle pour penser que les bibliothèques virtuelles, la prétendue disponibilité des œuvres sur les canaux électroniques aient un rapport quelconque avec la vie de l’esprit. On n’a jamais rien vu qui soit immédiatement disponible. De charmants jeunes gens (il faut vivre avec son temps) s’endorment avec un ordinateur sous l’oreiller. Ils croient au savoir par infusion. Éveillés, ils adorent l’idole, les yeux écarquillés des heures durant, sur quoi au juste ? Même chose dans tellement de « métiers ». Résultats douteux : bêlements, bégaiements de cervelles. Platitudes au bon format, écrasement de l’imagination. Mais ne désespérons pas, non point Billancourt, mais HEC, ou bien, si vous voulez, l’organigramme des sciences humaines et le chercheur de base. Un Président de la Ve République s’était exercé à la prose comique, en son temps de grands projets : numérisons à tour de bras, la bibliothèque d’un genre nouveau, accessible à tous, et gratuite, cela va de soi (il suffit d’acheter un coûteux appareillage et de donner son numéro de compte aux « opérateurs » pour ponction mensuelle, et qui ne souscrirait à une œuvre humanitaire ? [5]), eh bien la bibliothèque de l’avenir où nous sommes déjà sera à la disposition de « toutes les universités, les lycées, les chercheurs qui doivent trouver un appareil modernisé, informatisé et avoir immédiatement le renseignement qu’ils cherchent ». Sous les pavés, un clic. Et un contrat, donc une police, une surveillance. Le bonheur est à portée de clavier. Un savoir immédiat ! La République des esprits se réalise sous nos yeux.

Salutati : un myope. Un homme de peu de foi.

En est-on bien sûr ?

Il me paraît très pieux, cet homme, très pieux et très courtois. La piété, c’est-à-dire ? Le contraire de l’immédiateté. Tout vient ici par truchement ; la lecture est comme nous-mêmes et comme tout ce que nous pouvons dire : référée (la Sagesse), engendrée (des pères, des fils, des Anciens). Quels plans divers et uns de la filiation ! Rien d’une promotion du moi, rien non plus de l’« auteur ». Simplement des livres réels et très anciens entre des mains réelles et qui aiment et qui vieillissent. Dans ce pays-là, « dans mon pays », comme disait Char, « on remercie ». D’où suit bien sûr qu’il n’y a pas de courtoisie sans dette et sans filiation et sans joie. J’ajoute : sans travail et sans risque. Et là où sont les biens véritables, reçus quoi qu’il en coûte, il y a le sourire et le remerciement. On s’invente des services, et voilà que la relation avec autrui présentifie tous les dons du passé, qu’elle oblige au présent, dona temporis ! On reconnaît, et on laisse un large pourboire, une libation, une vocation d’amitié.

« Royal comptoir ! » >
« …la moindre des choses. Salut ! »
J’écris dans une joyeuse brasserie d’Ivry-sur-Seine, et mettons plutôt un restaurant ouvrier dont je conseille l’aligot.
— « Ça marche ! »
Il y a des moustaches et des voix puissantes et des bouteilles qu’on débouche en fanfare. Pas d’internet, pas d’écran, et personne avec un téléphone. Pas de piles de livres. Un carnet ici ou là. C’est sérieux. « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors. » Et quand je mange, je mange. Lever de menton vers Laurent, pour un autre ballon. Voilà.

On cause.

 

Mais concentrons-nous.
Encore qu’il ne me semble pas avoir quitté Salutati.
Un restaurant, par exemple, n’est pas une base de données alimentaires.

Il est beau que par un livre on se dise fils ; et donc que les pensées s’engendrent. Qu’on ait faim, qu’on reçoive, qu’on sache recevoir, et qu’on donne. « Merci, à demain ! Tu verras, je t’apporterai quelque chose. Ça t’amusera. Promis ! »

Un contradicteur à ma droite : une base de données, le savoir en ligne n’empêchent pas les gens de lire. C’est simplement un outil. Voire. L’hébétude se porte bien. Un certain type d’être se porte bien. La matité est assourdissante. Et puis cela m’irrite à mon tour d’avoir à répéter cette évidence que les outils ne sont pas neutres : la plupart du temps, épées dans les mains des fous — des fous très raisonnables qui ont les pieds sur terre : avec piquets, masses et barbelés. Après quoi ils jouent aux rétiaires.

Ne nous laissons pas prendre aux apparences ; oui, Salutati n’aime pas la rétention, tenacitas ; oui, chaque chose-livre est emportée par la pensée qui la traverse, et la voilà commune ; oui, il doit se faire une sorte de flux, assurément, une sorte de passation. Mais ce flux-là n’a rien à voir avec nos flux. Il s’écoule dans un lit profond, et vient de très loin. Il n’est pas invasion, mais ruissellement, passage presque imperceptible entre les rives du présent.

Quand les choses prennent le pas, je veux dire l’encombrement des choses, il n’y a plus de générosité possible. Et en même temps la prétendue disponibilité des objets (lesquels au juste ? et pour quelle confiscation du présent comme du passé ?), la multiplication des objets, et, en l’occurrence, l’industrie du livre — tout cela obstrue le passage. Loin d’avoir répondu au vœu de Salutati, le déversement sur le monde d’un commerce qui n’est rien du sens du monde a figé l’écoulement, dénaturé le flux devenu puissance d’extension sans profondeur. La rétention a pris la forme d’une largesse illusoire : en réalité, d’un engorgement où la parole se perd. Qui pourrait même remercier ? et remercier qui ? Il n’est pas besoin désormais de retenir quoi que ce soit pour être ces dissimulateurs que Salutati fustige après Pétrarque, son maître. Il suffit au contraire de laisser aller, de s’emplir, et que l’« offre », si peu une offrande, prenne le nom du commun. Le flux perpétuel et tendu est l’exacte rupture : la chaîne qui s’est brisée en ne menant qu’à un coffre gigantesque.

C. C.

 

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[1]Texte dans Epistolario di Coluccio Salutati, a cura di Francesco Novati, volume II, Rome, 1893, p. 159-162.Traduit du latin par nos soins.

[2]Sir 1, 1.

[3]Cf. Sir 20, 32.

[4]Sag 7, 9.

[5]J’ajoute ceci : par un mouvement inévitable, nous verrons bientôt se développer sur ces canaux électroniques un principe d’autorisation plus brutal encore que partout ailleurs : le prétendu « commun, gratuit et libre » sera happé, hiérarchisé par la valeur-argent. Faute d’école et de don, d’institution vaste et lente, les contenus eux-mêmes seront révélés, réglés par l’argent. Nous paierons pour n’être pas abusés... plus soumis que jamais, telle est la conséquence nécessaire.