CES LIVRES QUE NOUS NE LIRONS PAS. (Propos sur l’inachèvement)

NOUS avons peut-être chez nous plus de livres que la vie ne nous laissera le temps d’en lire. Que penser de ceux que nous ne lirons pas ? De ceux que nous voudrions relire ? De ceux que nous rêverions d’écrire ?

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Lire est un privilège. Lire est une liberté. Avouons-le : il y a quelque chose de « luxueux », et de parfois malaisé à se tenir dans un monde de livres et de mots pour parler de livres et de mots, tandis que se déchaînent sans répit haines, violences et souffrances dans le monde.

Ce luxe n’est du moins pas richesse mal acquise : les livres et les mots nous sont un bien commun, un bien précieux, une richesse qui nous relie — cette passion aussi qui nous fait franchir la porte des bibliothèques, celle des librairies et celle de chambres plus intimes, celles de tous les lieux enfin, publics ou non, où nous pouvons retrouver cela même qui est notre salut (ou qui du moins peut y contribuer) : un espace de silence et de paix (même quand nous lisons Shakespeare ou Faulkner), un espace de solitude habitée, loin des bruits et des fureurs, un espace où nous sommes engagés de façon incomparable dans cette relation magique, miraculeuse, dont Jean Starobinski donne la formule lorsque, commentant une scène des Confessions de Rousseau (la rencontre de Madame Basile, au livre II), il parle du « miracle d’un contact à distance ».