Traduction par Dominique Weber.
Avant-propos du traducteur.
Eric Voegelin : la tension inquiète et érotique de l’Entre-deux.
LE PHILOSOPHE Eric Voegelin (1901-1985) fut, selon Hannah Arendt (1906-1975), un « platonisant moderne »1 . La formule est marquante, mais ne doit surtout pas égarer. Car, en nous invitant à réfléchir, comme il le fait dans le texte de 1974 intitulé « La Raison : l’expérience classique », au problème de la naissance de la raison dans la Grèce des philosophes classiques des Ve et IVe s. av. J.-C., c’est-à-dire principalement chez Platon et chez Aristote, Voegelin ne cherche aucunement à nourrir ou aiguiser en nous une sorte d’étrange mais surtout, au fond, bien vaine nostalgie d’un passé glorieux de la pensée. Est en réalité en jeu dans cette profonde réflexion la constitution d’une nouvelle philosophie de l’histoire : une philosophie non linéaire qui tente principalement de sauver la dimension questionnante et érotique de l’esprit, en essayant de donner aux hommes les moyens de comprendre la suite discontinue dans le temps des différents degrés d’ouverture, ou de fermeture (dans les périodes de déformation de la réalité), de l’âme au mystère du fondement de l’être.
Platon et Aristote, semble dire Voegelin à première vue, ont découvert la raison, c’est-à-dire le noûs, la dimension proprement noétique de la conscience. Une telle thèse passerait sans nul doute à bon droit pour quelque peu sommaire si Voegelin ne lui donnait pas un contenu très précis. Ce n’est pas la raison que Platon et Aristote ont découverte : la raison est constitutive de l’humanité de l’homme, en tous lieux et à toutes les époques de l’histoire. Ce qu’ils ont découvert, c’est une « différenciation » dans la compréhension et dans l’intelligence de sa signification, « différenciation » qui produit dans l’histoire une rupture irréversible. Une « différenciation » au sens que Voegelin donne à ce terme : Platon et Aristote — là se situe leur coup de génie — sont parvenus à produire une intelligibilité réflexive nouvelle et plus profonde de la conscience humaine, et de sa nature comme instance à la recherche permanente de son ordre propre, par rapport aux spéculations mythiques, théogoniques et cosmologiques antérieures, encore très compactes, principalement celles d’Homère et d’Hésiode. Selon Voegelin, Platon et Aristote, avec la constitution du symbole du noûs, ont réussi à traduire une expérience fondamentale de l’ordre de la réalité, celle de l’esprit humain ouvert à l’inquiétude et à la quête érotique de son fondement dans le mystère de l’être. Inquiet et érotique, l’esprit l’est essentiellement. Pourquoi ? Parce que l’homme fait l’expérience de lui-même comme n’étant pas à lui-même son propre créateur : « L’homme n’est pas un être auto-créé, autonome, portant l’origine et le sens de son existence en lui-même. Il n’est pas une causa sui divine »2. L’homme se découvre dès lors comme étant l’un des partenaires d’une structure primordiale formée par l’humain, le divin, le monde et la société. Aucun pôle de cette structure ne peut ni ne doit être hypostasié en une entité autonome ou en un absolu. La structure est celle d’une participation mutuelle, sans confusion possible entre les partenaires, sans absolutisation possible non plus de l’un d’entre eux : participation de la réalité humaine à la présence divine et participation de la présence divine à la réalité humaine, sous la forme d’un Au-delà non mondain qui constitue pourtant la réalité humaine elle-même.