LE « LANGAGE DE LA LIBERTÉ » DE PIERO CALAMANDREI

 

Traduit par Christophe Carraud.

 

Au début de la Seconde Guerre mondiale, l’avocat et écrivain florentin Piero Calamandrei rédige l’Inventaire d’une maison de campagne : une prose lyrique qui prend la forme d’une autobiographie idéalisant l’enfance, et qui évoque sur un ton élégiaque les « pères étrusques » en exaltant la « douceur » du paysage toscan et de l’ordre naturel. Le livre, rempli de noms d’arbres, de fleurs, d’insectes, de champignons et de papillons, est classé dans les bibliothèques américaines sous les rubriques « biologie », « histoire naturelle », « excursions en plain air ». En Italie, des extraits en sont repris dans les manuels des écoles primaires et les anthologies des collèges ; des éditions sont même spécialement destinées aux enfants : on recommande l’Inventaire comme l’un des premiers livres que devrait comporter la bibliothèque d’un enfant italien.

 

C’est Calamandrei lui-même qui voulut cacher le sens de l’Inventaire sous le voile de l’ironie, le présentant comme un caprice littéraire et qualifiant ses trois cents pages de « petit livre de souvenirs lointains ». Pourtant les historiens de la littérature considèrent l’Inventaire comme son œuvre la plus accomplie, le point d’aboutissement de son activité littéraire. Giorgio Luti, qui a procuré des éditions récentes des œuvres littéraires de Calamandrei, soutient qu’« à l’espace de création conquis par la prose de l’Inventaire, l’écrivain Calamandrei restera fermement attaché par la suite : le style du prosateur ne changera plus ».

Même si les historiens les plus compétents et les gardiens les plus fervents de l’héritage politique et juridique de Calamandrei connaissent bien l’Inventaire et en apprécient le charme, ils ne semblent pas percevoir le lien qui unit cette prose poétique aux textes politiques de l’auteur. Ils veulent que l’écrivain politique, chez Calamandrei, naisse en 1944, à cinquante-cinq ans; je crois à l’inverse que l’Inventaire préfigure la poétique politique de Calamandrei, et qu’il a légitimement sa place dans la généalogie de sa rhétorique publique.

Après la libération de Florence et celle de l’Italie, Piero Calamandrei, professeur de droit, devient une figure éminente de la vie politique : recteur de l’Université de Florence de 1943 à 1947, fondateur et directeur du mensuel politique et littéraire Il Ponte, député au Parlement pour le Parti d’Action, et l’un des rédacteurs de la Constitution italienne. Antifasciste fervent dès le début des années 20, il commence à accéder à la parole publique en 1944, après vingt ans d’« humiliation silencieuse».

Face aux admirateurs de la poétique de la Résistance de Calamandrei, les détracteurs et les critiques ne manquent pas. De la libération de Florence durant l’été 1944 à la mort de Calamandrei en 1956, beaucoup d’Italiens écoutèrent ses discours sur l’héritage de la Résistance antifasciste et de ses héros, en se demandant quels étaient la source et le secret de la grandeur, de la passion, de la fraîcheur de ses propos sur la société. « Vous qui savez encore parler de ces sujets avec des mots qui ne sont pas usés », écrivait Italo Calvino à Calamandrei dix ans après la guerre. Mais à en croire les souvenirs de certains membres du Parti d’Action, le langage des discours de Calamandrei au Parlement ne semblait pas toujours adapté au caractère pragmatique ni aux buts de la lutte politique. Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde adopte un langage politique bien différent : la rhétorique civile de Calamandrei n’est pas facile à lire, surtout pour les historiens qui se concentrent sur le contenu politique au moment d’interpréter les documents historiques.

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