O CRUX AVE, SPES UNICA

 

CE N’EST pas l’air banal d’une chanson qui me revient dans un creux de la conscience, dans l’un de ces moments où s’affaisse la tension vers le monde, vers la vie et l’action. C’est une présence insistante et de plénitude, une voix, qui fut ma voix, autrefois, quand je chantais dans le chœur des clercs et le chœur des anges, à un moment de la Semaine sainte : O Crux ave, spes unica. À bien des égards, je pourrais dire qu’il s’agit d’une voix d’outre-tombe, car la foi qui est morte et ne répond, apparemment, à aucune stimulation (comme un muscle dénué de tonus, comme un corps anesthésié, ou plongé dans le coma) ni intellectuelle, du genre des articles du Credo, ni affective, comme pouvaient être, alors, mes émois de jeune croyant — la foi, je le clame plutôt que je ne le murmure, je le crie dans mes muscles et mes nerfs, la foi qui est morte et enterrée (quelque part dans la Lande pourrie, près de Mortain, et dans les murs reclos de l’abbaye Blanche) —, la foi absente fait que je n’ai, aujourd’hui, de voix que pour l’évocation de la perte et de l’absence, et de ce « vide au-dedans du vide » qui tient la place de ce qui fut, d’abord, plénitude et sens, et me laisse, à présent, sans repère ni recours. Et les mots et la musique des mots, en leur juste plain-chant, montent en moi, du fond du temps, alors que la terre est creuse et lisse et dénuée d’appui notable, et me rappellent, sans qu’il y ait à discuter, cette vérité chrétienne majeure, si ce n’est absolue, Crux, spes unica. Il faudrait pouvoir transcrire, par-delà les mots, l’air qui me hante. Le lecteur aurait ainsi dans l’oreille le ton révélateur qui fait que, si mécréant que je sois, une certaine nostalgie de piété chrétienne ne s’est jamais démentie en moi. Je retrouve ma propre voix chantante, avec la netteté de ce qui fut et demeure seul. Je poursuis mentalement la ligne mélodique. Et le sens de la pensée, parce qu’il m’exalte et me blesse tout à la fois, m’envahit et me possède, sans échappatoire. Et moi, que ma propre cargaison chrétienne de pensée accable de sa vacuité, voici que je suis prêt à entendre les quelques notes, porteuses de sens, revenues du fond de la débâcle, avec une fidélité sensible au cœur : O Crux ave, spes unica. Et je me dis que pour avoir fui et m’être longtemps bouché les oreilles, je me suis détaché de ce message de vérité, le seul qui eût dû compter pour moi, le seul qui eût dû me vider de moi-même et de l’attente misée sur mes projets humains, au profit du resserrement de vide et de douleur, véhiculé et symbolisé par l’image de la Croix destinée à estampiller chrétiennement tout intérêt possible pour ce monde déchu et pour l’ego, fût-il créateur, et, par là, plus pécheur que jamais. La Croix, je ne sais comment l’exprimer de là où je suis, croyant non croyant, s’inscrit en ma volonté de création de façon à ne l’exalter que pour la condamner et la détruire. Pour être, comme je le suis, voué à écrire dans l’enchaînement des images et dans l’obscurité du sens, je m’éprouve, sans raison suffisante, tributaire de mes attaches chrétiennes originelles et totalement incapable d’accéder à l’air libre, qui serait celui d’une intelligence coupée de ses racines de sensualité sacrée et de son droit à divaguer parmi les ambiguïtés de sa croyance. Ainsi, dans la palpitation du moment, qui porte, en soi, la réminiscence du temps de ma plus intense ferveur religieuse, ce qui s’impose, contre toute objection de bon sens et même de décence, ce sont ces quelques neumes évadées de leur portée : O Crux ave, spes unica.