Traduction par Laure Rivory et Estelle Ceccarini.
Présentation.
À Silvia Calamandrei,
en témoignage de reconnaissance.
DE PIERO CALAMANDREI (1889-1956), on ne connaît presque rien en France ; un livre, un seul, fut traduit il y a fort longtemps, Éloge des juges écrit par un avocat, en 1939. Il parut à Bruxelles, puis à Paris chez un éditeur spécialisé, la Librairie générale de droit et de jurisprudence. (On ne sait ce qu’il y a à déduire de cette méconnaissance, ni même s’il y a quoi que ce soit à déduire. La chose est suffisamment fréquente pour qu’on donne congé à la question, en attendant le moment — viendra-t-il jamais, et pour quel public au désir dévasté ? — où réapparaîtraient les conditions de la réponse.) Voilà qui ne saurait rendre justice à une figure aussi exceptionnelle. — Car Piero Calamandrei fut l’une des grandes figures de l’Italie contemporaine. Avec une netteté qu’accroît l’écoulement du temps, on voit prendre corps en lui la conscience d’un pays : sa protestation de liberté et de justice aux heures très sombres du fascisme, sa capacité d’invention, de droiture et de rigueur au moment où il fallut tout reconstruire.
Piero Calamandrei fut un grand juriste, avocat et professeur de droit civil dans différentes universités (Messine, Modène, Sienne), avant de l’être dans celle de Florence, dont il deviendra le recteur à la Libération. Sitôt après la Grande Guerre, durant laquelle il combattit comme officier, il unit à ses travaux de droit — qui constituent à eux seuls une œuvre considérable — des engagements politiques que sa lutte contre le fascisme allait résumer durant plus de vingt ans : participant à la fondation du Cercle de Culture de Florence — dissous par le régime après que celui-ci en eut fait saccager les locaux par ses hommes de main —, à celle de la revue résistante Non mollare (avec Gaetano Salvemini, qui devra s’exiler, ou Carlo Rosselli, qui sera assassiné), et tombant lui-même sous le coup d’un mandat d’arrêt à la toute fin du régime. En 1942, il compte parmi les fondateurs du Parti d’Action, dont l’influence et l’invention intellectuelles allaient être décisives pour l’Italie ; en 1945, il crée la revue politique et littéraire Il Ponte, qu’il dirige jusqu’à sa mort, et dont la fécondité désigne Florence et la Toscane — la « patrie » de Calamandrei — comme l’un des hauts lieux de la réflexion de l’après-guerre. Il est aussi l’un des rédacteurs de la Constitution naissante, et siège comme député au Parlement. — Et cependant se poursuit durant toutes ces années une œuvre littéraire aussi fervente que secrète et mesurée (une œuvre picturale, aussi, restée confidentielle, mais d’une élégance souveraine) ; elle aboutit au chef-d’œuvre où elle s’accomplit, l’Inventaire d’une maison de campagne,en 1941. Sur ces différents versants de son activité, plus étroitement apparentés qu’on ne croit, et dont la vastitude étonne, le lecteur pourra se reporter aux pages de Jana Mrásková dans ce même numéro, et aux extraits de l’Inventaire qu’il trouvera plus loin.
En 1923, Piero Calamandrei publie à Florence Colloqui con Franco, un livre où il écoute parler son tout jeune fils, né en 1917, interroge l’enfance et son langage. Quinze ans plus tard, comme il arrive souvent, des incompréhensions paraissent entre père et fils, des perplexités, des inquiétudes. Les chemins divergent — avant de se rapprocher après la guerre, quand s’apaisent les tensions (Franco Calamandrei fera état de cette histoire intime, non sans noblesse, dans la préface au Journal de son père [Diario 1939-1945, 2 vol., Firenze, La Nuova Italia, 1982, p. VII-XXI: « Piero Calamandrei mio padre »]). Dans les deux volumes des Lettere 1915-1956, parus en 1968, on ne trouvait que de rares lettres à Franco, toutes postérieures à 1954 ; mais un travail éditorial récent en a remonté d’autres au jour, dont les plus riches sont celles qui détaillent les moments de dissension — et dont on comprend que la publication ait été différée. Parmi elles, celle, si méditée, dont nous donnons ici la traduction.