Lettres d’après la pluie.
LA BRÈVE CORRESPONDANCE qu’échangèrent à la fin de leur vie Ernst
Jünger et Gershom Scholem est révélatrice d’un phénomène culturel
encore peu exploré, celui des échanges épistolaires entre adversaires.
Dans l’Allemagne littéraire et philosophique, depuis le XVIIIe siècle,
c’est plutôt l’amitié qui constitue un fait social et intellectuel1. Après la
catastrophe, il est vrai, les amitiés allemande et juive sur le modèle de celle
de Mendelssohn et Gotthold Ephraim Lessing paraissent renvoyer à un
passé inexorablement distant2. Et cependant les échanges reprennent,
certes difficilement, sous divers prétextes et non sans mille circonlocutions.
Mais ils reprennent. D’où ces lettres au ton étrange, que l’on peut se risquer
à qualifier de correspondances entre « ennemis », le terme ennemi ne désignant
ici rien de plus que la tension qui habite secrètement ces écrits que
nous lisons comme par effraction, après qu’un long séjour dans le secret
des archives les a préservés des intrus que nous sommes — réservés qu’ils
étaient pour un temps qui les rendrait plus lisibles et excuserait ainsi notre
propre indiscrétion.
A priori, rien ne disposait l’auteur d’Orages d’acier, l’ancienne figure
de la révolution conservatrice, le collaborateur de la Tat, celui-là même qui
avait prétendu incarner individuellement la « race » nouvelle du néonationalisme
(avant de faire deux pas en arrière en 1933, non sans continuer à
vouer aux gémonies le parlementarisme de Weimar), à entrer ainsi en
contact sur le tard avec le spécialiste mondialement renommé de la Cabale
vivant en Israël. Scholem, comme ce dernier le rappelle du reste à Jünger dès
les premiers envois, a quitté l’Allemagne dans les années 1920. Nombre de ses
proches ont perdu la vie, assassinés par les nazis, à commencer par celui-là
même dont le sort va servir de point de départ à l’échange : Werner Scholem.