LES RAPPORTS DE CONCURRENCE ENTRE LE VOIR ET L’ENTENDRE, que Jean-Luc Evard a relevés avec une grande acuité en de nombreux passages de ses récents essai et article, plaidant du même coup pour une réhabilitation méthodique de l’oreille contre le règne consacré, autoritariste du regard1, touchent au premier chef la musique dans la visée perceptive que déploie chaque auditeur. Or, on constatera en les observant de près que l’histoire et la nature de l’écoute musicale, loin de s’ordonner en ligne directe entre auditeurs et oeuvres en une pure et simple relation d’écoutants à écoutées, viennent nous évoquer et nous rappeler à l’inverse son sinueux cheminement, les subtiles interférences qu’elle subit et qui la brouillent sous diverses formes. En particulier, une permanente ambiguïté d’emprise perceptive, un tiraillement quasi perpétuel entre l’oreille et l’oeil, qui ne sauraient en apparence se résoudre que par un hypothétique ajustement.
Invisible par excellence, irreprésentable, ne se donnant qu’entendue, la musique est par essence absence d’images, elle est l’absence d’icône qui se montre. Mais, comme dans un rêve, elle suscite des images et les met en mouvement. « La musique, en un sens, a un pouvoir descriptif nul, et, en un sens, un prodigieux pouvoir d’évoquer », résumait ainsi Alain en une parfaite formule2. Lorsque Canetti évoque les « arabesques acoustiques autour de Dieu » qu’il croit reconnaître dans les litanies des mendiants aveugles de Marrakech3, il énonce aussi bien l’image même d’un chant virtuel. Et, à leur tour, les images sonores qui découlent de la musique incitent au rêve, ou à la rêverie, et à l’envolée vers elle.
Igor Stravinsky rejetait pourtant avec fermeté l’idée selon laquelle l’écoute de la musique se ferait « sans une part active de l’oeil », critiquant vertement à cette occasion ceux qui, parmi les auditeurs, préfèrent « l’absence de distractions visuelles » leur permettant de « s’adonner à des rêvasseries sous le bercement des sons ».