FAISONS UNE CHOSE, AMI TOURISTE QUI LIS CES PAGES. Je voudrais t’emmener avec moi pour une petite promenade1. Allons là où je vais tous les jours, par obligation médicale, ou, si l’on veut, pour avis cardiologique : quarante minutes d’un bon pas, au moins une fois par jour. C’est toujours le même trajet : je le connais bien, très bien.
C’est, ou plutôt serait, l’une des plus belles promenades du monde, car j’ai la chance d’habiter près de l’ancien Arsenal de Venise, à quelques pas de la rive du bassin qui s’étend entre Piazza San Marco et la longue île du Lido. Le quai est commode et spacieux ; il fut refait et élargi à plusieurs reprises au cours des siècles. L’hiver, il faut s’y rendre l’après-midi, vers quatre heures, quatre heures et demie. Il est très beau dans les deux sens, mais tout particulièrement lorsqu’on revient de Sant’Elena en direction de San Marco. Le soleil se couche derrière la coupole de la Salute, au-delà de l’eau du Bassin. Les silhouettes de San Giorgio, de la Salute même et du campanile de San Marco se dessinent en noir, parfaitement nettes, sur le ciel limpide couleur de feu.
L’eau est immobile et reflète ce que nous appelons les briccole, les pieux indiquant les limites des bas-fonds, chacun avec sa mouette perchée à sa cime; en cette heure d’hiver, ne passent que quelques vaporetti et parfois de petits bateaux à voile. Au sommet des briccole, les premières lumières s’allument, et se perdent au loin vers San Servolo, puis vers Poveglia, Santo Spirito, les Grazie, les îles lagunaires qui forment le but des premières sorties à l’aviron, puis des promenades à la voile de tant de Vénitiens. L’harmonie entre nature et architecture ne saurait être plus parfaite : les coulisses de théâtre dessinées par Palladio avec San Giorgio face au Palais Ducal et complétées par Longhena avec la Salute accueillent le promeneur cardiologique comme elles accueillaient autrefois les navires chargés d’épices de retour de Dalmatie ou d’Orient. Au sommet des ponts, sur le trajet, les Vénitiens les plus désenchantés, les anciens appuyés sur leur canne, font une halte pour regarder, en retenant leur souffle. Venise, la Vieille Seigneurie de la mer, triomphe dans toute son immortelle beauté. Elle est encore là, mon ami, et nous voudrions tous que tu puisses la voir.