L’Europe inouïe - Liminaire

L’Europe n’est pas aimée. Sans doute n’est-elle pas aimable. Elle est prise, inconfortablement, entre l’idée à la fois vague et impérieuse que l’on s’en fait, et la réalité administra- tive, plus que politique, où elle semble aujourd’hui se perdre, et qui n’entretient avec la première que les relations les plus loin- taines. Son histoire plaide pour elle et ne cesse cependant de l’accuser. Ses lumières mêmes n’ont pu sonder les gouffres de son dernier siècle. La liberté qu’elle professe la rend coupable d’histoire ; la technique qu’elle invente l’aliène à un gigan- tisme imprévu. Patrie du discernement et de l’exigence de l’esprit, elle vit un moment de confusion ; ayant rempli d’elle le monde entier, elle reçoit le contrecoup de ce qu’elle y a établi. Elle se construit sur la défaite de ses triomphes ; et elle s’oublie au moment même où elle se voudrait modèle de paix et d’union. Elle est comme encombrée, stupéfiée par sa richesse ; et l’anti- dote économique des Pères fondateurs est devenu son poison, en l’absence de la moindre force qui la ferait croire à la résistance des rêves. Faute de pensée vitale, et en dépit de l’ampleur de sa production réglementaire, elle manque de la juridicité qui lui donnerait son corps politique.

Ce quarantième cahier de Conférence — et le premier d’un ensemble «européen» — voudrait simplement poser la question des formes de l’Europe, des formes qui lui sont et lui furent si essentielles : son espace, ses villes, la place qu’elle accorde à l’esprit, à l’intelligence, aux langues dont elle est issue — à tout ce qui n’est pas strictement économique et qui fait d’elle, dans l’acte même qui rend sa constitution si fragile, le seul lieu politique d’une méditation sur les empires humains et la règle qu’est vivre. 

  • mai 2015
    • L’Europe inouïe - Liminaire Revue Conférence (L’Europe inouïe)

      L’Europe n’est pas aimée. Sans doute n’est-elle pas aimable. Elle est prise, inconfortablement, entre l’idée à la fois vague et impérieuse que l’on s’en fait, et la réalité administra- tive, plus que politique, où elle semble aujourd’hui se perdre, et qui n’entretient avec la première que les relations les plus loin- taines. Son histoire plaide pour elle et ne cesse cependant de l’accuser. Ses lumières mêmes n’ont pu sonder les gouffres de son dernier siècle. La liberté qu’elle professe la rend coupable d’histoire ; la technique qu’elle invente l’aliène à un gigan- tisme...

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    • LES FRONTIÈRES DE L’EUROPE ET LES LIMITES DE L’UNION EUROPÉENNE Czeslaw Porebski (L’Europe inouïe)

      Première partie. I. Les questions concernant les frontières de l’Europe nous conduisent tout naturellement à réfléchir au rap- port de l’Europe à l’espace. Or, ce rapport est à la fois complexe et singulier. Avant de l’examiner de plus près, nous devons — quitte à mettre la patience du lecteur à l’épreuve — rappeler que « l’Europe » est un terme à sens multiple. Nous pouvons y distinguer : 1. l’Europe des géographes, 2. l’Europe perçue en tant que produit d’un long processus historique englobant tous les aspects de la vie humaine, 3. l’Europe comme ensemble paradigmatique de pays...

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    • LE TERRITOIRE EUROPÉEN, LIEU OU NON-LIEU ? Jean-Jacques Wunenburger (L’Europe inouïe)

      L’ENTITÉ NOMMÉE « Communauté européenne » puis « Union Européenne » correspond de nos jours à un regroupement croissant d’États-nations et donc à une mosaïque évolutive de territoires occupant l’espace de la péninsule occidentale de l’Eurasie. Indépendamment de traités, conventions et accords institutionnels de rattache- ment ou d’intégration de différents nouveaux pays après demande d’adhésion, existe-t-il un territoire géographique à qui l’on puisse vraiment donner une identité européenne ? On peut toujours soustraire ou additionner, changer donc le nombre de membres par convention, mais...

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    • L’EUROPE : UNE COMMUNAUTÉ DE MÉMOIRE ? Aleida Assmann (L’Europe inouïe)

      Présentation. L’ARTICLE « EUROPE : a community of memory ? » est la retranscription d’une intervention d’Aleida Assmann à la vingtième conférence annuelle de l’Institut Historique Allemand, tenue à Washington le 16 novembre 2006. L’auteur constate que si la communauté européenne existe, au moins en ébauche, aux niveaux culturel, économique et politique, une éventuelle communauté des mémoires est encore loin de se constituer. Or, cette absence explique peut-être la crise démocratique à laquelle l’Union Européenne est aujourd’hui confrontée. Les peuples expriment leur défiance envers des...

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    • VERS UN MONDE ACCUEILLANT POUR L’EUROPE Zygmunt Bauman (L’Europe inouïe)

      «POURQUOI L’EUROPE a-t-elle besoin de force ? » demande Tzvetan Todorov. Et il répond : pour défendre une certaine identité que les Européens jugent valoir la peine de défendre. Cependant quelle pourrait bien être cette « identité » (cette chose, comme le suggérait Paul Ricœur, qui rend celui qui en est investi manifestement différent de tous les autres, et qui se maintient manifestement semblable à elle-même en dépit du passage du temps) ? Une forme de vie particulière, peu commune, peut-être unique à ce jour, une manière de vivre ensemble, un rapport à l’autre, une façon de se rendre...

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    • VOIX INAUDIBLES DE L’AUTRE EUROPE Joanna Nowicki (L’Europe inouïe)

      1. Les retrouvailles européennes. Les retrouvailles européennes ont été un moment enthousiasmant pour ceux qui l’ont vécu. Kundera avait donné le ton dans son essai désormais classique, « Un Occident kidnappé », qui rappelait, en 1983, que l’Europe était une notion avant tout spirituelle et qu’elle signifiait, pour ceux qui se battaient pour elle, « l’Occident ». Dans ce texte qui a réussi à sensibiliser l’intelligentsia française au sort de l’Europe centrale, il rappelait le rôle majeur de la culture et de la pensée européennes. Il accusait la par- tie occidentale du continent de perdre le...

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    • L'EUROPE ET L'ARCHIVE Revue Conférence (L’Europe inouïe)

      Que l’Europe soit liée à « l’aube des livres », pour reprendre le beau titre d’Alessandro Marzo Magno évoquant l’imprimerie à Venise, voilà l’évidence ; qu’elle donne grâce à eux plus ample carrière à la république des esprits et à la propagation des humanités définissant une orientation décisive de l’espace public, de l’espace commun, en voilà une autre. On aurait tort cependant de faire équivaloir cet apport à ce qu’on appelle littérature, ou res literaria, quels que soient le contenu et les limites qu’on lui reconnaît. Et l’on se tromperait si, pour définir la profondeur culturelle...

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    • POÉSIE ET VÉRITÉ DANS LA VIE DU NOTAIRE Salvatore Satta (L’Europe inouïe)

      QU’UN SPÉCIALISTE DU PROCÈS AIT ÉTÉ INVITÉ — c’est un très grand honneur — à prendre la parole lors de la « Journée internationale du notariat latin» ne va pas sans justification rationnelle1. Dans le phénomène complexe de la naissance du droit — et entendons par droit un fait concret de vie —, le notaire est à la base d’une échelle dont le juge occupe le sommet. Seul un juriste prenant les formules scolaires pour la réalité peut penser que ce que nous appelons juridiction est une fonction exclusive du juge; il y a un ius dicere du notaire, non moins que du juge, même si, bien sûr, c’est...

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    • L'EFFONDREMENT DES ARCHIVES DE COLOGNE Yves Muller (L’Europe inouïe)

      Quelques mots sur quelques images.   FIXER LE TEMPS, donner forme à ce qui déforme, corrode, use, tel est le pari d’Yves Muller —pari vertigineux quand il s’agit de saisir le travail du temps dans cela même qui prétend l’arrêter, le contrer : le livre. (Hélène Basso.) C’est effectivement au vertige que s’expose celui qui travaille dans l’illusion de pouvoir contrer le temps au moyen de ce qui ne sauve qu’un instant — la photographie, alors qu’il entreprend la masse de documents et de livres qui s’accumulent avec les siècles dans les Archives et les bibliothèques. Prendre en main un livre...

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    • LA CHAIR DES LIVRES Hélène Basso (L’Europe inouïe)

      Sur deux séries de photographies d’Yves Muller. Vulnérabilité. (Sur la série en noir et blanc réalisée par le photographe aux Archives départementales de Digne-les-Bains et d’Aix-en-Provence, et aux Archives de la Ville d’Avignon.) Un livre : une matière-mémoire. Là où le texte veut contenir une durée, lui assigner un contour clos, celui des signes immuables disposés sur les pages, l’encre et le papier réintroduisent une chronologie vivante. Celle dont décide le hasard ; le poids des mains avides qui consultent, des poussières qui se dé-posent, des eaux qui s’infiltrent. Les chiffres...

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    • PLACES ET ESPACE PUBLIC DANS LA VILLE EUROPÉENNE Franco Mancuso (L’Europe inouïe)

      1. Au cours des dix dernières années du siècle, et dans les dix premières du nôtre, les villes européennes ont redécouvert la place. Stimulées à l’origine par le succès des initiatives menées en Espagne — à Barcelone surtout — aussitôt après la chute du régime franquiste et la reconquête de la démocratie, elles prennent de plus en plus conscience que les citoyens n’ont jamais cessé de manifester leur attachement aux places, ou d’appeler à en réaliser de nouvelles. Malgré l’attraction puissante et chaque année plus forte d’autres centralités périphériques inédites — les centres commerciaux, les espaces...

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    • L’EUROPE ET SES PLACES, SIGNES D’UNE MÉMOIRE PARTAGÉE Bronislaw Geremek (L’Europe inouïe)

      LE BUT DE MON INTERVENTION est tout d’abord de rendre hommage à cette merveilleuse initiative, qui est venue de cette université et de cette ville, et qui a fait travailler des équipes en Europe tout entière. Je trouve passionnant de voir de quelle façon ces équipes — italienne, grecque, hispano-catalane, hollandaise — ont cherché à définir un objet commun d’étude et ont présenté leurs résultats. Il est vrai que, polonais que je suis, j’étais fier de voir l’équipe de mes compatriotes de Cracovie, présenter hier les résultats de toutes ces recherches. Je voulais ainsi dire la fierté...

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    • L’EUROPE DE PEIRESC : HIER ET AUJOURD’HUI Peter N. Miller (L’Europe inouïe)

      Peut-être la figure intellectuelle européenne la plus célébrée, et certainement la plus admirée, de la première moitié du XVIIe siècle, est-elle un homme qui naquit et mourut en Provence. Durant sa vie, il voyagea un peu en Italie, aux Pays-Bas et en Angleterre, et il vécut à Paris pendant sept ans. Pourtant, le nom de Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (1580-1637) n’est pas connu de tous, et j’avoue ne jamais avoir entendu parler de lui non plus avant de décider de m’installer avec lui. Sa célébrité reflétait la célébration en son temps d’une érudition qui était aussi scrupuleusement précise que...

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    • LA MISE EN GARDE CONTRE L’UTOPIE Isabella Sariusz-Skapska (L’Europe inouïe)

      Entretien d’Isabella Sariusz-Skapska avec la professeure Barbara Skarga. Isabella Sariusz-Skapska. — Aujourd’hui, quand l’Union soviétique n’existe plus et que les pays d’Europe centrale et de l‘Est vivent une métamorphose politique, sociale et économique, parler du communisme c’est se heurter à des obstacles inattendus. D’un côté, nous connaissons ce qu’on peut appeler « le temps de récupération de la mémoire », de l’autre, nous courons le risque de la banalisation, de l’oubli du véritable sens de cette expérience par notre tendance à trop vouloir la théoriser. En 1985, vous avez publié un...

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    • LE GOUVERNEMENT FÉDÉRAL EST UN JARDINIER Chantal Delsol (L’Europe inouïe)

      ICI JE N’AI PAS L’INTENTION DE DÉCRIRE le fonctionnement du fédéralisme ni ses expressions — qui sont diverses : le régime américain comme le régime russe se disent l’un et l’autre une fédération. Mais plutôt de montrer ce que suppose le fédéralisme d’un point de vue anthropologique, ou si l’on préfère, quel genre de description de l’homme suppose la défense du fédéralisme. Le fédéralisme comme la démocratie représentent l’expression politique concrète de la culture occidentale. Ou la manière par laquelle l’Occident se manifeste politiquement. S’il est vrai que chacune des grandes cultures...

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