L'EUROPE ET L'ARCHIVE

Que l’Europe soit liée à « l’aube des livres », pour reprendre le beau titre d’Alessandro Marzo Magno évoquant l’imprimerie à Venise, voilà l’évidence ; qu’elle donne grâce à eux plus ample carrière à la république des esprits et à la propagation des humanités définissant une orientation décisive de l’espace public, de l’espace commun, en voilà une autre. On aurait tort cependant de faire équivaloir cet apport à ce qu’on appelle littérature, ou res literaria, quels que soient le contenu et les limites qu’on lui reconnaît. Et l’on se tromperait si, pour définir la profondeur culturelle européenne (ou par ressentiment à l’égard de ce qu’elle est devenue ?), on ne faisait que comptabiliser les grandes œuvres qu’elle a connues, comme si cette attention ne visait qu’à établir un panthéon de l’esprit que la manie du tourisme, de l’éducation touristique, rendît plaisant à visiter.

Car la res literaria elle-même serait chose de peu de valeur si elle ne reprenait pas toutes les fins par quoi se définit une civilisation ; si, en somme, elle n’en était pas seulement l’une des formes, en tant que telle parente de toutes les autres : l’une des manières de décrire la figure de ce monde, et, qui sait, d’anticiper à proportion de sa capacité constructive, ou imaginative, le cœur de ce qui demeure à vivre — à la fois enregistrement de la réalité et arrhes versées sur la figure seconde que celle-ci porte en elle : ce qui prend la mesure de la puissance motivante, comme eût dit Cézanne, de la réalité.

L’Europe est aussi la patrie des minutes et des archives ; l’activité consistant à inscrire, à noter, c’est-à-dire à arracher au cours du temps ce dont le jugement humain prononce que cela a eu lieu, est bien sûr très ancienne, au fondement même, sans doute, de toute écriture — la réalité, nous dit-elle, se conte et se compte, nous en sommes comptables. Mais l’Europe a donné à cette activité même une extension et une puissance considérables, latinement, pourrait-on dire, au point que même le pire du comportement humain éprouve le plus grand mal à ne pas devenir l’écrivain de lui-même (songeons à l’étonnante et vaste documentation que les criminels les plus épouvantables ne peuvent pas ne pas laisserderrière eux, par une sorte de soumission involontaire à une vérité de fait dont leur perversion même a besoin pour se protéger de celle d’autrui). Il y a là, si l’on y songe, quelque chose d’énigmatique, comme si les traces étaient impossibles à effacer, et d’abord à ne pas inscrire ; peutêtre parce que les hommes, comme dit Augustin, « aiment tellement la vérité que ceux qui aiment autre chose veulent que ce qu’ils aiment soit la vérité ». Que chaque acte soit documenté : voilà qui donne à penser sur la place éminente, en Europe, du jugement, de sa réalité à la fois juridique et métaphysique. Il se peut même que la littérature tout entière soit, dans son ordre, jugement.

Nul ne le fait mieux percevoir que celui qui fut à la fois grand juriste et grand romancier — si l’on peut dire en ces termes trop convenus qu’en vérité l’un et l’autre sont la même chose —, Salvatore Satta ; les actes notariés, nous dit-il, contiennent « une immense somme de vie » ; et que cette somme soit « réduite à sa forme juridique » ne fait que témoigner plus intensément encore du magistère de la parole, que révéler dans toute son extension « le mystère de la parole qui, pour être ellemême, a besoin de la parole d’un autre, le mystère de la volonté particulière qui ne peut se réaliser elle-même si elle ne devient pas, à travers cet autre, volonté universelle ».Voilà ce par quoi le monde où nous vivons est formé, prend forme. Comme si nous ne pouvions vivre que de façon testamentaire, et face à ce qui, plus grand que nous, est rempli d’autrui. L’Europe est une attestation.

L’ordre juridique des « actes » va plus loin encore que toute archive et que toute inscription. Car si la vie s’y dit en des termes extrêmement précis, juridiquement précis, si elle s’y inventorie et en un sens s’y invente, elle le fait en des termes infiniment vagues et libres en cette précision même, remplis de la promesse humaine que le commerce avec la réalité n’est pas vain, qu’il a un sens, un seul, à savoir ce qui est droit : des termes qui sont donc ceux de tous, obstinément, et auxquels tous doivent se rendre tôt ou tard ; des termes qui nous disent, dans la circonstance même la plus particulière de chaque existence, que n’importe quel mot général suffit à évoquer la totalité du monde possible, à faire s’y précipiter ce qu’en vérité nous savons tous de la vie. Tel est notre plus profond partage.

  • mai 2015
    • L’Europe inouïe - Liminaire Revue Conférence (L’Europe inouïe)

      L’Europe n’est pas aimée. Sans doute n’est-elle pas aimable. Elle est prise, inconfortablement, entre l’idée à la fois vague et impérieuse que l’on s’en fait, et la réalité administra- tive, plus que politique, où elle semble aujourd’hui se perdre, et qui n’entretient avec la première que les relations les plus loin- taines. Son histoire plaide pour elle et ne cesse cependant de l’accuser. Ses lumières mêmes n’ont pu sonder les gouffres de son dernier siècle. La liberté qu’elle professe la rend coupable d’histoire ; la technique qu’elle invente l’aliène à un gigan- tisme...

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    • LES FRONTIÈRES DE L’EUROPE ET LES LIMITES DE L’UNION EUROPÉENNE Czeslaw Porebski (L’Europe inouïe)

      Première partie. I. Les questions concernant les frontières de l’Europe nous conduisent tout naturellement à réfléchir au rap- port de l’Europe à l’espace. Or, ce rapport est à la fois complexe et singulier. Avant de l’examiner de plus près, nous devons — quitte à mettre la patience du lecteur à l’épreuve — rappeler que « l’Europe » est un terme à sens multiple. Nous pouvons y distinguer : 1. l’Europe des géographes, 2. l’Europe perçue en tant que produit d’un long processus historique englobant tous les aspects de la vie humaine, 3. l’Europe comme ensemble paradigmatique de pays...

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    • LE TERRITOIRE EUROPÉEN, LIEU OU NON-LIEU ? Jean-Jacques Wunenburger (L’Europe inouïe)

      L’ENTITÉ NOMMÉE « Communauté européenne » puis « Union Européenne » correspond de nos jours à un regroupement croissant d’États-nations et donc à une mosaïque évolutive de territoires occupant l’espace de la péninsule occidentale de l’Eurasie. Indépendamment de traités, conventions et accords institutionnels de rattache- ment ou d’intégration de différents nouveaux pays après demande d’adhésion, existe-t-il un territoire géographique à qui l’on puisse vraiment donner une identité européenne ? On peut toujours soustraire ou additionner, changer donc le nombre de membres par convention, mais...

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    • L’EUROPE : UNE COMMUNAUTÉ DE MÉMOIRE ? Aleida Assmann (L’Europe inouïe)

      Présentation. L’ARTICLE « EUROPE : a community of memory ? » est la retranscription d’une intervention d’Aleida Assmann à la vingtième conférence annuelle de l’Institut Historique Allemand, tenue à Washington le 16 novembre 2006. L’auteur constate que si la communauté européenne existe, au moins en ébauche, aux niveaux culturel, économique et politique, une éventuelle communauté des mémoires est encore loin de se constituer. Or, cette absence explique peut-être la crise démocratique à laquelle l’Union Européenne est aujourd’hui confrontée. Les peuples expriment leur défiance envers des...

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    • VERS UN MONDE ACCUEILLANT POUR L’EUROPE Zygmunt Bauman (L’Europe inouïe)

      «POURQUOI L’EUROPE a-t-elle besoin de force ? » demande Tzvetan Todorov. Et il répond : pour défendre une certaine identité que les Européens jugent valoir la peine de défendre. Cependant quelle pourrait bien être cette « identité » (cette chose, comme le suggérait Paul Ricœur, qui rend celui qui en est investi manifestement différent de tous les autres, et qui se maintient manifestement semblable à elle-même en dépit du passage du temps) ? Une forme de vie particulière, peu commune, peut-être unique à ce jour, une manière de vivre ensemble, un rapport à l’autre, une façon de se rendre...

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    • VOIX INAUDIBLES DE L’AUTRE EUROPE Joanna Nowicki (L’Europe inouïe)

      1. Les retrouvailles européennes. Les retrouvailles européennes ont été un moment enthousiasmant pour ceux qui l’ont vécu. Kundera avait donné le ton dans son essai désormais classique, « Un Occident kidnappé », qui rappelait, en 1983, que l’Europe était une notion avant tout spirituelle et qu’elle signifiait, pour ceux qui se battaient pour elle, « l’Occident ». Dans ce texte qui a réussi à sensibiliser l’intelligentsia française au sort de l’Europe centrale, il rappelait le rôle majeur de la culture et de la pensée européennes. Il accusait la par- tie occidentale du continent de perdre le...

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    • L'EUROPE ET L'ARCHIVE Revue Conférence (L’Europe inouïe)

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    • POÉSIE ET VÉRITÉ DANS LA VIE DU NOTAIRE Salvatore Satta (L’Europe inouïe)

      QU’UN SPÉCIALISTE DU PROCÈS AIT ÉTÉ INVITÉ — c’est un très grand honneur — à prendre la parole lors de la « Journée internationale du notariat latin» ne va pas sans justification rationnelle1. Dans le phénomène complexe de la naissance du droit — et entendons par droit un fait concret de vie —, le notaire est à la base d’une échelle dont le juge occupe le sommet. Seul un juriste prenant les formules scolaires pour la réalité peut penser que ce que nous appelons juridiction est une fonction exclusive du juge; il y a un ius dicere du notaire, non moins que du juge, même si, bien sûr, c’est...

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    • L'EFFONDREMENT DES ARCHIVES DE COLOGNE Yves Muller (L’Europe inouïe)

      Quelques mots sur quelques images.   FIXER LE TEMPS, donner forme à ce qui déforme, corrode, use, tel est le pari d’Yves Muller —pari vertigineux quand il s’agit de saisir le travail du temps dans cela même qui prétend l’arrêter, le contrer : le livre. (Hélène Basso.) C’est effectivement au vertige que s’expose celui qui travaille dans l’illusion de pouvoir contrer le temps au moyen de ce qui ne sauve qu’un instant — la photographie, alors qu’il entreprend la masse de documents et de livres qui s’accumulent avec les siècles dans les Archives et les bibliothèques. Prendre en main un livre...

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    • LA CHAIR DES LIVRES Hélène Basso (L’Europe inouïe)

      Sur deux séries de photographies d’Yves Muller. Vulnérabilité. (Sur la série en noir et blanc réalisée par le photographe aux Archives départementales de Digne-les-Bains et d’Aix-en-Provence, et aux Archives de la Ville d’Avignon.) Un livre : une matière-mémoire. Là où le texte veut contenir une durée, lui assigner un contour clos, celui des signes immuables disposés sur les pages, l’encre et le papier réintroduisent une chronologie vivante. Celle dont décide le hasard ; le poids des mains avides qui consultent, des poussières qui se dé-posent, des eaux qui s’infiltrent. Les chiffres...

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    • PLACES ET ESPACE PUBLIC DANS LA VILLE EUROPÉENNE Franco Mancuso (L’Europe inouïe)

      1. Au cours des dix dernières années du siècle, et dans les dix premières du nôtre, les villes européennes ont redécouvert la place. Stimulées à l’origine par le succès des initiatives menées en Espagne — à Barcelone surtout — aussitôt après la chute du régime franquiste et la reconquête de la démocratie, elles prennent de plus en plus conscience que les citoyens n’ont jamais cessé de manifester leur attachement aux places, ou d’appeler à en réaliser de nouvelles. Malgré l’attraction puissante et chaque année plus forte d’autres centralités périphériques inédites — les centres commerciaux, les espaces...

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    • L’EUROPE ET SES PLACES, SIGNES D’UNE MÉMOIRE PARTAGÉE Bronislaw Geremek (L’Europe inouïe)

      LE BUT DE MON INTERVENTION est tout d’abord de rendre hommage à cette merveilleuse initiative, qui est venue de cette université et de cette ville, et qui a fait travailler des équipes en Europe tout entière. Je trouve passionnant de voir de quelle façon ces équipes — italienne, grecque, hispano-catalane, hollandaise — ont cherché à définir un objet commun d’étude et ont présenté leurs résultats. Il est vrai que, polonais que je suis, j’étais fier de voir l’équipe de mes compatriotes de Cracovie, présenter hier les résultats de toutes ces recherches. Je voulais ainsi dire la fierté...

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    • L’EUROPE DE PEIRESC : HIER ET AUJOURD’HUI Peter N. Miller (L’Europe inouïe)

      Peut-être la figure intellectuelle européenne la plus célébrée, et certainement la plus admirée, de la première moitié du XVIIe siècle, est-elle un homme qui naquit et mourut en Provence. Durant sa vie, il voyagea un peu en Italie, aux Pays-Bas et en Angleterre, et il vécut à Paris pendant sept ans. Pourtant, le nom de Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (1580-1637) n’est pas connu de tous, et j’avoue ne jamais avoir entendu parler de lui non plus avant de décider de m’installer avec lui. Sa célébrité reflétait la célébration en son temps d’une érudition qui était aussi scrupuleusement précise que...

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    • LA MISE EN GARDE CONTRE L’UTOPIE Isabella Sariusz-Skapska (L’Europe inouïe)

      Entretien d’Isabella Sariusz-Skapska avec la professeure Barbara Skarga. Isabella Sariusz-Skapska. — Aujourd’hui, quand l’Union soviétique n’existe plus et que les pays d’Europe centrale et de l‘Est vivent une métamorphose politique, sociale et économique, parler du communisme c’est se heurter à des obstacles inattendus. D’un côté, nous connaissons ce qu’on peut appeler « le temps de récupération de la mémoire », de l’autre, nous courons le risque de la banalisation, de l’oubli du véritable sens de cette expérience par notre tendance à trop vouloir la théoriser. En 1985, vous avez publié un...

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    • LE GOUVERNEMENT FÉDÉRAL EST UN JARDINIER Chantal Delsol (L’Europe inouïe)

      ICI JE N’AI PAS L’INTENTION DE DÉCRIRE le fonctionnement du fédéralisme ni ses expressions — qui sont diverses : le régime américain comme le régime russe se disent l’un et l’autre une fédération. Mais plutôt de montrer ce que suppose le fédéralisme d’un point de vue anthropologique, ou si l’on préfère, quel genre de description de l’homme suppose la défense du fédéralisme. Le fédéralisme comme la démocratie représentent l’expression politique concrète de la culture occidentale. Ou la manière par laquelle l’Occident se manifeste politiquement. S’il est vrai que chacune des grandes cultures...

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