- Les livres
- La revue
- Les Éditions
Il y a à Venise, vraiment à portée de main, mais, heureusement, en porphyre, qui est la pierre la plus dure au monde, un groupe de quatre personnes se serrant dans les bras, placé presque par hasard à l’angle de la chapelle du trésor de Saint-Marc1. Les quatre personnes qui font ce geste de paix sont vêtues de façon désuète, elles portent une armure, un manteau noué sur les épaules, avec dans les mains des épées splendides, au pommeau en tête d’aigle, tout à fait comme les rois sassanides, mais ce ne sont pas des rois sassanides. Il s’agit, ou du moins le croit-on, des Tétrarques, c’est-à-dire des quatre empereurs romains, selon un usage instauré par Dioclétien en 308, mais auquel Constantin s’empressa de mettre fin. Deux des empereurs s’appelaient Auguste, et les deux autres, moins importants, César, mais la différence s’est effacée par la suite. Une des raisons pour lesquelles les archéologues ne sont pas tous d’accord sur cette identification est l’absence de tout signe pour différencier les Auguste et les César. Tous les quatre portent sur la tête une coiffe cylindrique, qu’on appelle béret pannonique, où il y a un trou qui, pense-t-on, devait servir à appliquer un diadème ; on suppose que des pierres précieuses et des pâtes de verre étaient enchâssées dans la cuirasse et les orbites. À vrai dire, il y a à la Bibliothèque vaticane quatre autres figures de Tétrarques, mais elles ont des caractéristiques différentes, et du reste il n’est pas dit qu’il s’agisse des mêmes Tétrarques. Mais les statues de Rome aident à reconstruire l’emplacement de celles de Venise : elles se trouvaient à la moitié d’une colonne, sur une console, d’après un usage oriental dont l’exemple le plus spectaculaire est la voie triomphale de Palmyre. Quant à la provenance de ces Tétrarques de Venise, on disait qu’ils venaient du pillage d’Acre, mais à présent la provenance de Constantinople, donc avec le sac de 1204, est avérée par le fait qu’on a retrouvé, lors d’une fouille récente, la partie manquante du pied d’un Tétrarque : étant donné la matière, le porphyre, et l’identité de la ligne de fracture, il ne peut y avoir de doute.
Mais les recherches savantes sur le sujet mises à part, pourquoi ces statues, sûrement du IVe siècle, sont-elles si importantes ? Ne sont-elles pas de simples vestiges historiques ? Ne voyez-vous pas comme elles sont gauches, avec des gestes peu naturels, des drapés rigides, un modelé presque rudimentaire ? On peut effectivement les voir ainsi, mais ce serait malsain. Ces reliefs comptent en réalité parmi les sculptures les plus belles, et belles au sens absolu du terme, de tout l’art antique : elles caractérisent le moment où, à partir d’une vision qui était devenue bien plus naturaliste que les prémisses grecques, on tourne la page, et où l’on a l’intention de considérer la figure humaine non plus comme vraisemblance, mais comme substrat de la forme. Une forme volumétrique, où les passages de clair-obscur sont minimes, et où les rapports entre un volume et l’autre se font comme par déclic, par juxtaposition. Cette syntaxe formelle s’oppose à la gradation plastique, invalide le moment de la vraisemblance en remplaçant le prototype naturel par un prototype artificiel, comme reconstruit par approximation avec des cylindres, des cônes, des sphères. De ce prototype volumétrique, les Tétrarques de Venise sont l’exemplification la plus rigoureuse, mais nullement mécanique : d’une expression solide au contraire, à ne pas entendre comme expression du visage, mais comme l’expression pure du paramètre du volume.
Les grands sculpteurs comme Wiligelmo, Antelami, les sculpteurs aquitains n’ont pas procédé différemment en ayant recours à ce paramètre. Leur sculpture, maintenant qu’on a appris à la regarder, est solide, apparemment inexpressive, justement parce qu’une tradition romantique paresseuse fait identifier l’expression artistique avec celle du visage.