QUEL INTELLECTUEL ÊTES-VOUS ?

 

Une interview. 

L’intervieweur. — Pardonnez-moi cette indiscrétion. Je voudrais savoir ce que sont les intellectuels d’après vous, ce qu’est un intellectuel. Vous êtes un intellectuel, me semble-t-il, non1 ? 

L’intellectuel. — Comme vous le voyez, c’est déjà un problème. En admettant que je sois un intellectuel, je devrais aussi savoir ce que je suis. Nous arrivons, il me semble, au tristement célèbre « connais-toi toi-même ». Je devrais avoir une pleine conscience de moi, et faire ensuite de cette conscience un objet de connaissance... Je vous ennuie ? 

L’interv. — Non, poursuivez. 

L’intell. — Je ne voudrais pas creuser le problème, ce serait risqué. Mais je crois vraiment qu’il est impossible de l’éviter. C’est ce provocateur de Socrate qui nous a mis dans le pétrin avec cet impératif énigmatique. D’après moi, se connaître veut dire cesser  d’exister. Tant que dure l’histoire, n’importe quoi d’imprévu et même de banal peut nous révéler quelque chose de nous-mêmes que nous ne savions pas. 

L’interv. — Donc on atteint le plus haut point de la conscience de soi au moment de la mort... 

L’intell. — Ne soyez pas si radical et si lugubre. À ce stade, je crois que la curiosité de soi-même se réduit à peu de choses. On n’a plus envie. Quand on est jeune, il faut vivre pour comprendre quelque chose sur soi. Tant que l’on vit, on ne trouve jamais le temps de penser à ce qu’on est, on se préoccupe de savoir comment paraître et aller de l’avant. On arrive à la fin plein de remords et de regrets : il vaut mieux éviter. En somme, le « connais-toi toimême » est un truc de philosophes, c’est-à-dire de types spéciaux, voire d’êtres supérieurs... 

L’interv. — Pensez-vous sérieusement que les philosophes soient des êtres supérieurs ? 

L’intell. — Je ne le pense pas, mais eux, si. Le fait même qu’ils aient inventé la philosophie — cette manière de penser différente et meilleure que la pensée commune — les rend supérieurs. Ils veulent l’être et doivent l’être pour se justifier eux-mêmes aux yeux des autres. Ne les avez-vous jamais entendus parler ? Ne les lisez-vous pas dans les journaux ? 

L’interv. —Danslesjournaux? 

L’intell. — Oui, dans les journaux. Cela vous semble étrange ? Aujourd’hui, les philosophes écrivent beaucoup dans nos journaux. On les écoute beaucoup, même quand on ne comprend pas ce qu’ils disent. On les écoute parce qu’ils partent toujours de loin et ils arrivent loin. Ils partent du Commencement et ils arrivent aux Choses Ultimes. Cela vous paraît-il possible, cela vous semble-t-il normal ? 

L’interv. — Eh bien, ils sont cohérents. Ils sont sérieux. S’ils abordent un problème, ils veulent creuser jusqu’au fond. 

L’intell. — Qu’ils y tombent une bonne fois pour toutes, dans leur « fond »... ! Ils croient que le fond existe vraiment et qu’il leur est réservé ! Ils croient avoir le billet aller-retour. Ils sont sûrs de pouvoir revenir en arrière une fois arrivés jusqu’au fond, vous comprenez ? Ce sont des fous. Ou des imbéciles. Le fond, c’est au contraire cette chose de laquelle il est plus facile de ne pas pouvoir revenir que revenir... vous me suivez ?