VERBA TENE, RES SEQUENTUR

 

Réflexions sur le mot « droit »

 

1. — Même à qui s’occupe de droit, il peut arriver — après des années passées à se creuser la tête sur les textes et les schémas d’autrui (innombrables) ou de soi-même (peu de chose) — de ressentir la crainte d’être resté, quant à l’essentiel, les mains vides, d’avoir construit sur du sable1. Le sable peut même sembler une matière moins labile, moins fragile que le papier. 

Vient le moment — parfois fugace, parfois long, parfois définitif (ainsi s’expliquent certains silences de spécialistes auparavant féconds) — où résonne en soi, et c’est un véritable don, un mot qui éclaire une réalité intérieure bien plus vaste que celle, partielle, du juriste : « S’il ne naît de nouveau, nul ne peut voir...2 » 

Naître de nouveau, dans cette humble application, ne désigne évidemment pas l’objectif impossible consistant à dire des choses nouvelles, des choses qui nous appartiendraient en propre. Tout, probablement, a déjà été dit ; tout, certainement, est déjà implicite, 

 

plus ou moins obscurément, dans ce qui a été dit auparavant ; et il n’y a jamais rien eu d’entièrement à nous ni d’entièrement à autrui : dans la pensée et dans la vie, on constate une communion de biens qu’on ne saurait éliminer. 

Naître de nouveau ne veut dire que ceci : chercher à se départir du défaut consistant à situer l’objet ultime de notre travail — le droit — exclusivement dans la sphère de la « littérature », avec la rigoureuse bénédiction des étiquettes qui s’y rapportent, des citations, des adhésions et des désaccords ponctuels. Tenter de voir le droit avec des yeux qui ne soient pas totalement soumis, au moins une fois, aux protocoles de la profession. 

Si l’on se laisse aller à la tentation de déserter ainsi le service régulier, on aura du moins obtenu un résultat positif : favoriser en soi un élan de liberté. Ce n’est pas rien, dans un temps où semble se vérifier plus que jamais l’adage ancien voulant qu’il y ait deux forces fondamentales à l’origine de l’action humaine, l’esprit d’imitation et l’esprit de contradiction, qui sont l’un et l’autre une servitude. 

En tout cas, quand l’élan dont je parle se produit, quelque chose, en profondeur, nous dit que « ne pas faire à son gré serait forfaire »3, même si les chemins qui s’ouvrent, d’être plus libres se trouvent sans aucun doute plus exposés (chaque lecteur dira, avec raison, qu’un romaniste4 devrait se contenter de sa spécialité, etc.). 

 

2. — Le chemin, exposé, que je suis tenté de suivre aujourd’hui est très simple : c’est celui qui part de la tentative de pénétrer « à l’intérieur » du mot exprimant ce que je viens d’appeler l’objet ultime de notre travail — à savoir le mot droit

Avec la permission des « analystes du langage » et de certains formalistes récents de la sémantique (je n’ignore pas leurs raisons, mais ne les partage pas, quand elles sont, comme il arrive, excessives), je pense que les mots représentent parfois une sorte de philosophie première, une philosophie pénétrante, intuitive, collective : le fait que, à un moment donné, tous acceptent et emploient un même mot pour indiquer une expérience vitale commune, peut constituer (peut, j’insiste) une garantie sérieuse de se trouver face à une perception commune et valide — fût-ce au niveau pré-critique — du sens de la « chose » à laquelle la parole se réfère. Le langage (logos) peut être aussi divination. Les théologiens le savent bien. 

3. — Dans notre mot « droit » — le propos vaut pour toutes les langues (néo-latines ou non) dans lesquelles on a un mot équivalent du point de vue étymologique — se perpétue, on le sait, avec d’infimes modifications phonétiques, un substantif «directum» entré dans l’usage courant au Moyen Âge, et remplaçant progressivement l’ancien ius, qui reste bien vivant dans la langue de la culture. 

N’est pas sans signification — comme nous le verrons — la différence radicale entre le monde latin (ius) et le monde vulgaire médiéval (directum) : on voit que le phénomène juridique subit dans les deux sphères différentes de la culture et de la vie une interprétation elle-même profondément différente. Nous y reviendrons, comme sur le phénomène étroitement connexe de la disparition, sauf dans des mots composés, de la racine de ius dans la langue contemporaine, qu’elle soit langue de culture ou langue d’usage. 

Pour l’heure, il est plus utile de relever sans délai, et à grands traits, la valeur fondamentale que renferme le mot directum, précédent immédiat de notre mot droit

 

4. — Directum est le participe parfait neutre de dirigere, substantivé. La valeur qu’il renferme apparaît liée dans un premier temps à quelque chose de commandé, ou plutôt de guidé. Dirigere (de regere, à son tour) est, en effet, un acte de commandement tout particulier. Non pas imperare ni iubere, qui renvoient à un commandement tel que ses destinataires ne sont considérés que comme des exécutants, presque passifs, dans un contexte de force et d’autorité. C’est plutôt une réalité différente qui se perçoit dans dirigere : une activité dans laquelle prévaut l’aspect consistant à « guider », à « orienter », à solliciter un comportement libre même s’il se conforme à quelque chose. Cela fait apparaître, dans le droit, une valeur d’ordre humain, éclairé et éclairant, par opposition à tout arbitraire contraignant, aveugle et déshumanisant. Les sujets de droit sont pris, dans la philosophie implicite exprimée par le mot qui nous intéresse, comme des êtres libres, par définition, dans la plénitude de leur humanité.

 

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