Naturalité civile.
VOICI DONC LA FIN DE NOS « NOTES SUR VENISE ». Il est fort probable que nous revenions d’ici peu sur des questions parentes affectant l’espace public. Elles entretiennent toujours, du reste, un lien étroit avec l’exercice de la parole, si souvent confisquée elle aussi par ce qui est sans vie.
Il y va d’une allure. Bien des libertés sont de plus en plus contraintes, et ces contraintes étreignent aussi les villes. Qu’il soit essentiel de considérer Venise quand il s’agit de « décor de la vie » (entendons les choses au sens latin : ce qui convient à la vie, ce par quoi la vie est le plus « vivable »), voilà qui est l’évidence. Mais il fallait aussi souligner une autre évidence, qu’ont éclairée tous les textes qui précèdent, et qu’éclairent à leur tour ceux que nous présentons ici : l’autre éminence ou singularité de Venise, aujourd’hui, est de résumer presque tous les problèmes qui se posent à la relation civile que nous entretenons avec les lieux, quels qu’ils soient (et pour qu’ils le soient). Rappelons aussi, à titre d’indicatif, le mot si juste de Giancarlo De Carlo : « Venise apparaît par magie plus belle tous les jours, simplement en restant telle qu’elle est, parce que les villes du monde deviennent tous les jours tragiquement plus laides » (1). Admirable sourire du temps, qui ne va pas sans tristesse : Venise est devenue en elle-même un discours critique de la modernité, une autre façon de vivre et de voir les choses ; et plus qu’un discours, bien sûr, elle est une pensée du monde et de l’être au monde.
Il existe une difficulté moderne à vivre avec l’histoire et les lieux (avec, pour ainsi dire, la chronogenèse des lieux) ; l’épaisseur temporelle, ne fût-elle qu’une sédimentation légère ou harmonieuse invitant à simplement vivre, rend terriblement soucieux : elle encombre, dirait-on,
l’esprit moderne, qui voudrait que le temps fût à sa mesure. C’est comme si s’était produite cette manière de désastre qu’est un aplatissement spirituel — toutes choses serrées dans l’étau du présent, laminées sous la presse de ses intérêts et de ses jouissances. D’où suit que bien des difficultés naissent du manque de capacité de perception, ou du refus de l’attention — ce qu’on appelle généralement tourisme ou inculture ; dans tous les cas, une pathologie de l’esprit, aux effets évidemment dommageables sur les choses. S’ajoute, de façon assez récente, un problème de nature idéologique, comme si cette réduction au présent ne suffisait pas (à moins que les deux éléments ne soient liés, et que même l’histoire fût sommée de répondre à l’avidité consommatrice et aux critères du présent): la vaste durée, notamment européenne, n’est pas aimée, elle encombre elle aussi, au motif des errements qui l’ont affectée à l’endroit d’autres peuples, comme s’il fallait juger l’histoire, ce qui est absurde, plutôt que le présent lui-même ; en sorte qu’une ville comme Venise, qui est pourtant très « orientale » et n’a jamais été « coloniale », se trouve prise pour ainsi dire entre deux tirs croisés : le premier vient des consuméristes, le second des juges bougons du passé, de leur esprit de ressentiment. Venise, en somme, est trop civilisée. Et, en tant que telle, trop exigeante, trop complexe, trop riche. Si un point de vue a triomphé, c’est à cet égard celui qui a longtemps peiné à s’exprimer, à être même simplement perçu, mais dont la victoire est désormais d’autant plus éclatante qu’elle a été plus longtemps contenue — prenons-en un exemple de qualité, datant de novembre 1930 : « Nous sommes sûr que l’art est plus nu et plus beau dans son enfance ; nous sommes sûr aussi que le sentiment est plus spontané et plus sincère dans sa primitivité, et que les raffinements de toutes sortes qu’il subit, toutes les phases de sa “civilisation”, ne tendent, en vérité, qu’à l’habiller et à le farder » (2). L’important n’est pas de souligner la part de légitimité d’un tel propos à l’époque où il était politiquement décisif de le tenir, ni non plus d’en dénoncer anachroniquement la part discutable (en l’occurrence). Ce qui importe, c’est de mesurer
combien, à l’aune du présent (du présent comme idéologie, c’est-à-dire comme consommation du temps), il peut s’accommoder de ce processus de réduction évoqué plus haut ; de même qu’on parle de « ruse de la raison » (dans le meilleur des cas), la reductio ad infantiam sert les intérêts d’un processus d’aplatissement, de simplification à l’extrême, qui va lui-même toujours de pair avec l’économie d’un monde désigné comme complexe (pas dans sa nature, précisément, ce qui serait une bonne chose, mais dans ses échanges, relations, commerces, etc.), et qui comme tel a besoin, au titre de son efficacité et de ses performances, de réduire les contenus de la vie à ce qui peut le mieux s’intégrer à lui. Les machines sont très complexes, la logistique est très complexe, mais la consommation qu’elles visent ne doit pas l’être. On peut même dire que cette complexité est faite précisément pour rendre le monde et sa temporalité de plus en plus pauvres (pour en éloigner de plus en plus la richesse de notre perception), de même qu’en général la technique se déploie d’autant plus qu’elle réduit notre propre « concernement » — et qu’elle le fait précisément pour le réduire (3).
Il va de soi, à cet égard encore, que Venise a fait l’objet d’une telle réduction. Venise est prise entre l’image qu’elle suscite et la réalité qu’elle est ; ou plutôt elle est faite (plus que bien des choses au monde) de l’une et de l’autre, la première devenant une part dévorante de la seconde. Le tourisme en général est ce processus de réification de l’image, c’est-à-dire de confiscation ou de remplacement de la réalité par l’image devenant non pas réalité seconde, mais réalité à la fois première et sans consistance. Cette image est la réalité simpliste — la déréalité, pour ainsi dire — à laquelle aboutit le processus complexe que le tourisme suppose dans ses procédures et son organisation. Comme industrie, il simplifie tout abusivement ; il réduit tout à la consommation de ce qu’il décide qu’est pour lui la réalité (de même que pour se
déplacer vite, disait Hannah Arendt à la fin de Condition de l’homme moderne, il faut quitter la terre, accroître la distance entre elle et nous (4). Ce phénomène a connu, on le sait, une amplification récente et singulière. Pas seulement parce que 80 000 touristes (en moyenne) envahissent désormais Venise chaque jour de l’année, Venise qui compte actuellement environ 55 000 habitants (imaginons Paris, qui nous est plus proche, où s’agglutineraient chaque jour 3 millions de touristes) ; pas seulement parce que des paquebots gigantesques, dont la promotion ne cesse d’envahir écrans et esprits, au moment où d’autres types d’embarcations traversent la Méditerranée, y imposent leur grossièreté clinquante, au motif que ce serait une manne financière — ce qui est faux —, que l’économie est reine et qu’elle a ses temples flottants où se réunissent ses adorateurs, ce qui suppose des sujets dont l’essentiel du travail et du loisir fait songer au titre du pamphlet de feu Gilles Châtelet, «vivre et penser comme des porcs» (5). Mais parce que ce nombre même, et le processus qui l’a fait naître, risquent de mettre fin à l’expérience décisive que Venise autorisait encore dans des années récentes : « ... cette ville », écrivait Salvatore Satta, « qui est tout un équilibre entre ciel et mer, cette île à laquelle abordent non seulement les foules bariolées des touristes, mais aussi et surtout les esprits qui cherchent et trouvent dans son harmonie ordonnée un remède au “malheur civil” qui nous ronge toujours davantage (6)... » Une leçon d’harmonie pour le « malor civile7 », telle pouvait être Venise (et telle elle s’est souvent voulue, du reste, jusque dans la représentation qu’en donnait Sansovino dans son Venetia città nobilissima à la fin du XVIe siècle) ;
ce qui n’allait pas sans responsabilité : à commencer par l’invitation à mesurer que la perfection de certains lieux a toujours eu certaines conditions, et que cette perfection même nous oblige. C’est à cela qu’il faut s’arrêter un instant.
Autre leçon de Venise, en effet, inverse de celle qu’y déchiffrait Satta, et même très paradoxale : la voilà devenue, à l’exact opposé de son histoire pendant des siècles et à l’exact opposé de son état en tant que ville, incarnation du « malheur civil » ; et ce malheur civil n’est pas seulement le sien propre parmi tant d’intérêts divers achetant, vendant son sort, mais celui par lequel se manifeste l’impasse de beaucoup de formes modernes de vie, comme le rappelle Gianfranco Bettin. Le plus étrange, c’est que si des millions de visiteurs y affluent non pour ce que fut Venise, et moins encore, hélas, pour ce qu’elle est, mais pour y goûter l’image préfabriquée de ce qu’elle fut et la « dé-réalité » que cette image veut qu’elle soit, c’est cependant comme s’il leur était essentiel d’aller consoler en elle l’expérience de la laideur dont parlait Giancarlo De Carlo, quand ils sont eux-mêmes l’une des causes du « malheur civil » dont elle paraissait naguère encore le remède.
Ce phénomène, à voir les choses du bon côté, a quelque chose d’heureux (on peut croire que l’expérience de la beauté est toujours décisive), mais il a surtout valeur de symptôme : en signalant par ailleurs l’efficacité de la propagande publicitaire et de l’industrie touristique, il révèle l’appauvrissement considérable et de la qualité intrinsèque des autres lieux de vie et de la conscience qu’ont leurs habitants de la nature de ces lieux et de l’action qu’ils pourraient y mener. On va donc voir l’image de ce qu’on a refusé de posséder et refusé de faire exister, et qu’il est devenu impossible de faire exister là où l’on se trouve ; l’usage de cette image n’est malheureusement pas thérapeutique, il est de stricte consommation et de divertissement (8) : il n’invite à rien qui s’appellerait vivre. À Venise,
mais aussi dans beaucoup d’autres « destinations touristiques » (9), c’est simplement le fait et l’attitude de ce que Platon appelait apeirokalia, « absence d’expérience des belles choses » (10), qui se déplacent et promènent leur matité ; l’incapacité, donc, à transformer ce que l’on voit en expérience. Le tourisme confirme la laideur de l’« ailleurs » d’où il vient, mais en expropriant les lieux visités de la qualité d’expérience qu’il était peut-être venu chercher, et qu’il ne saurait jamais trouver en restant tel. Au mieux, il s’agit en lui d’une nostalgie impossible et absurde — que le nombre, accomplissant l’intérêt de l’industrie, rend contradictoire, avec le risque de détruire ce dont il est la nostalgie, et de ne jamais en remonter la moindre leçon.
D’où le fait que Venise soit une destination particulièrement importante quand le « malheur civil », la pauvreté des lieux, des organisations sociales, prennent ailleurs une telle extension. Hommage involontaire en forme d’auto-accusation. Car Venise est bien « la ville la plus ville qui soit », pour reprendre l’expression de Sergio Bettini : celle qui l’est d’autant plus, assurément, que sa civilité se fonde littéralement sur la présence inégalable de l’élément naturel au point de prendre sa fluidité pour modèle ; un élément n’existant nulle part avec cette puissance, perdu de vue ou défiguré ailleurs depuis longtemps. Et ce tissu de ville et d’eau, de rues et de canaux témoigne sans cesse des conditions de la naissance et de la fabrication d’une ville, des conditions de son maintien et de son avenir, négociant avec la force des choses — la mer, la lagune — pour s’inventer perpétuellement comme ville, comme l’art même de la
ville. Il nous rappelle aux images les plus anciennes figurant l’harmonie de la vie civile. Le tissu, l’art du tisserand — les architectes et les urbanistes le savent bien —, voilà, pour Platon, dans le Politique (11), ce qui rend le mieux raison du système des lois et de la nature de la polis. Mais à cette image,Venise donne une réalité particulière, qui l’incarne souverainement ; le tissu y est la ville même (Fortuny a dû s’en souvenir...), et c’est vraiment « le plus excellent de tous les tissus » (12). Venise, tissu urbain sans équivalent, manifeste aux yeux, dans sa réalité même, physiquement, cet équilibre et cette protection qu’a voulus pour nous le tisserand fabriquant le « vêtement des lois », de sorte que le peuple, disait déjà Aristophane, pût s’en revêtir comme d’un « manteau » (13). Voilà en effet, Satta voyait juste, qui peut porter « remède au “malheur civil” ». Et cela suppose l’expérience de la beauté ; les lois, chez Platon, ne sont pas seulement un vêtement et une protection issus d’un tissage particulier, elles sont une parure ; leur accomplissement fait « le charme et la parure de notre existence » (14). Venise manifeste tout cela ; mais encore faut-il que de cette parure, on puisse faire l’expérience, qu’on puisse la « goûter » — c’est le mot de Platon pour décrire ce que permet, mais aussi qu’exige, la longue familiarité qu’il convient d’avoir avec ce qui nous oblige (15).
Or, c’est ce tissu qui se défait. Il se défait partout ; il se trouve que, cette fois encore, Venise en est la plus implacable des manifestations. Tel est le grand problème du nombre, et le grand problème des démocraties. Il n’est pas facile de critiquer ses effets : on en est soi-même partie prenante. Nul, à commencer par l’auteur de ces lignes, ne peut songer à s’extraire du vaste troupeau, sinon par un processus douteux de mauvaise foi. Que s’agit-il de mesurer ? La limite à partir de laquelle un premier
principe produit les effets qui lui sont contraires. Personne ne peut s’opposer à l’idée qu’il serait souhaitable, en même temps que généreux (d’une générosité désormais publique), d’offrir au plus grand nombre la possibilité d’accéder à ce qu’il y a de plus beau ; mais, de même que le plus serein des constats montre qu’il n’y a pas plus de lettrés, par exemple, dans tel ou tel pays (mettons en l’espèce la France et l’Italie), actuellement qu’en 1930, en dépit ou plutôt à cause de la « démocratisation de la culture », et que leur proportion est même moindre qu’elle ne l’était à Venise, précisément, au XVIe siècle, ou qu’au-delà d’une certaine mesure le « partage de l’information » aboutit nécessairement à son appauvrissement et à son inconsistance réelle, de même l’expérience des lieux ne saurait s’offrir ni tout simplement se constituer à l’échelle même qui l’interdit.
La question est la suivante : est-il fatal que la progressive et triomphante émergence du grand nombre et du principe d’égalité ne se traduise objectivement que par la soumission à la réalité la plus inégalitaire et artificielle qui soit, à savoir l’état de fortune et la disponibilité financière — bref que la démocratie s’accomplisse comme démocratie marchande, autrement dit qu’elle confirme seulement le transfert de l’inégalité d’un domaine à un autre ? Ce qui prend le pouvoir, c’est l’intérêt de toutes sortes d’industries, et absolument pas le principe même, si généreux ou rêvé soitil, d’un partage et d’une communication de l’expérience. Confondre l’idéalité et la réalité revient toujours à défigurer la seconde.
Nous voyons s’exercer, ici comme ailleurs, la même réduction : reductio ad pecuniam, pourrait-on dire, et cet argent devient le seul critère, d’où la réduction des choses elles-mêmes, comme des expériences et des contenus de la vie. Il se peut qu’en aucune autre société, le couperet ne soit tombé avec une brutalité plus définitive entre ceux-là mêmes qui forment le nombre pour tracer au milieu d’eux une ligne de démarcation infranchissable, précisément parce que son opération est présentée sous l’aspect impossible à discuter de l’idéal égalitaire et de la liberté. Les tyrannies ont au moins le mérite de l’honnêteté : elles n’avancent pas masquées. Le plus étrange est qu’une telle situation suscite un accord majoritaire : les gens, comme on dit, s’accommodent fort bien de rythmer leur vie entre un long séjour dans les supermarchés de Dallas ou de Val d’Europe, ordinaire de leur existence, et de loin en loin un supplément d’âme dûment tarifé à Venise ou ailleurs — le prix à payer étant la défiguration d’à peu près tout, une défiguration que tous ne supportent évidemment pas de la même façon en dépit de toutes les « démocratisations » qu’on voudra, la vie à Sarcelles ayant, pour ce qui est des lieux, moins de charme que celle qu’on mène place des Vosges. Accède-t-on ce faisant à « la plus grande part d’intérêt pour tous », dans un monde sublunaire nécessairement imparfait ? C’est bien la vulgate qui a cours. L’esprit le moins éclairé, mais qui a sucé de ce lait dès la mamelle, d’où l’état où il se trouve, dira que le tourisme est excellent pour le commerce local ; et que donc les autochtones sont ravis. Ses propos rencontreront le plus large écho ; et il se peut qu’il ait raison : les Vénitiens eux-mêmes (outre les problèmes de corruption, de collusion politique avec les intérêts particuliers, de privatisation des « communaux », de préemption de l’espace public, etc., qui devraient les renvoyer à leurs propres responsabilités) se montrent majoritairement favorables à une telle situation ; il est par exemple beaucoup plus rentable d’allouer à ce commerce un appartement qu’on possède que de permettre à ses propres enfants d’y habiter. Que la conséquence en soit la désintégration du « tissu urbain » que nous évoquions, la perte du bonheur à vivre dans une ville (et donc, symétriquement, dans les autres), l’artificialisation définitive du modèle de naturalité civile, l’appauvrissement de l’expérience dans les lieux mêmes qui l’avaient si richement constituée, peu importe : on aura désigné l’idole qu’on adore. Son culte est sans réplique.
Relation réciproque, du reste, dans l’ordre de la constitution ontologique des individus : on ne vient, bien sûr, « nourrir le commerce local » qu’en déplaçant du pouvoir d’achat. On est soi-même strictement cette « valeur ». La « libre circulation des biens et des personnes » (une liberté très relative, et toujours factuellement contrainte) revient essentiellement à dire que les personnes sont devenues des marchandises. On estampille des passeports comme on marque des conteneurs. On réduit le rapport à la vie pour mieux le déplacer. Il est étrange que ce soit cela, ce seul rapport d’argent ou de « valeur », qui soit accepté sans barguigner dans les régimes formels d’égalité.Tout autre critère serait vu comme une atteinte inqualifiable à la liberté. Et pourtant nous avons le résultat sous les yeux. Tous les « rééquilibrages », les redistributions, les remèdes essoufflés de la puissance publique n’y changent rien et n’arrêtent pas la contagion défigurante.
Imaginons que soit dit publiquement ceci : « ... seul celui qui est en mesure de se mettre en communication avec les choses qu’il voit a le droit de voyager » (16). Quel scandale ! Mais le temps presse : on nous répète que Venise est au bord de l’asphyxie, que la « planète » est dans un triste état, etc. De toute évidence, le nombre comme intérêt n’est pas sain. Le « marché » non plus. La « beauté pour tous » n’est pas possible — à de telles conditions. Elle n’est possible que si chacun sait la créer — non la consommer. Or, répétons-le, la démocratie telle qu’elle est actuellement réalisée écrase l’expérience. On ne réparera pas par cet artifice l’inégalité de condition, l’insupportable inégalité comme énigme. On mesure très bien l’injustice qu’il y a au fait que la situation géographique des gens ne soit liée qu’à leur état de fortune ; d’où le plus ou moins grand bonheur qu’ils ont à vivre. Détruire tous les lieux est la solution par le désastre — on s’y emploie. Le « marché », inégalitaire par essence, a pour immanquable effet sur les choses un nivellement, une égalisation de bulldozer (17). Rien ne tient devant l’idole. Le coût du résultat est invraisemblablement élevé.
On se rappellera les mots célèbres de Beckett : « Ce que nous cherchons n’est pas nécessairement à l’autre bout de l’île, dit Camier. [...] Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache. Nous sommes cons, mais pas à ce point (18). » On n’effacera pas l’inégalité des lieux ; ceux qui habitent les plus beaux, à prix désormais exclusif d’argent, ne les quitteront pas de sitôt pour en offrir à d’autres la jouissance libre et gracieuse : il est des privilèges plus difficiles à abolir que ceux de la nuit du 4 août. Mais on peut consentir à l’évidence, et y trouver une tout autre conscience, une tout autre expérience : l’auteur de ces lignes eût aimé naître à Venise, ou à Paris, ou dans tel village de montagne, mais ce ne fut pas le cas. Il pourrait passer beaucoup plus longtemps qu’il ne fait à Venise (où sont des amis, et même un imprimeur), à Paris (où sont des amis, et même un métier et des imprimeurs), en montagne (où sont des amis, et même des taille-douciers et des imprimeurs) ; mais il aura passé cent fois, mille fois plus de temps là où il est, à y réfléchir, à en écrire (vaguement), à traduire ceux-là mêmes que le sort y a mis, ceux qui y vivent comme ceux qui y ont vécu. Et si voyage il y a, qu’il soit fait avec la plus grande circonspection, pour ne rien troubler d’une profonde et silencieuse rumeur : « Silence de Venise, de la Venise d’alors : immense, ponctué par intervalles de bruits familiers qui ne semblaient exister que pour le rendre palpable et omniprésent » (19).
On peut refuser la passion démocratique par excellence qu’est l’envie ; on peut méditer sur l’énigme des différences irrémédiables, et y voir une chance, celle d’encombrer le moins possible et de travailler là où l’on est. La même énigme, au fond, qui fait que certains meurent jeunes et d’autres pas, certains dans de terribles souffrances et d’autres comme légèrement, sans même le temps de dire adieu.
Mieux vaut s’employer à créer dès ici toutes les Venises qu’on pourra. À faire servir à cela argent et efforts. Le refus de la constitution
métaphysique (oui!) de l’expérience est un trait curieux de notre époque, que mille intérêts s’emploient à divertir. Il se peut que la société où nous sommes ait créé les générations humaines les plus stupides qui aient jamais existé ; « informées » comme elles ne l’ont jamais été, mais n’en tirant rien ; « nourries » (avec quelle inégalité !) comme elles ne l’ont jamais été, mais n’en tirant rien ; et prêtes à détruire le monde pour s’étourdir et oublier le drame qu’est vivre — le drame que vivent déjà certains au prix du bonheur des autres.
C. C.