Vies intérieures

 

(Où n’est pas dite en toutes lettres
la relation qu’entretiennent ces lignes
avec les images d’Érik Desmazières
et de Jean-Baptiste Sécheret.) 


MOINS D’UN AN AVANT SA MORT, Tocqueville écrivait à son épouse Marie : « Nous faisons encore partie d’un monde qui s’en va. Une vieille famille, dans une vieille demeure de ses pères, encore entourée d’un respect traditionnel et environnée de souvenirs chers à elle et à la population qui l’environne, ce sont là des débris d’une société qui tombe en poudre et qui bientôt ne laissera point de traces. [...] Nous sommes à peine de notre temps(1). » Sans doute y a-t-il, dans la tristesse un peu accablée de Tocqueville à la fin de sa vie(2), une mélancolie excessive ; et le monde de Valognes supposait un ordonnancement et aussi un type de hiérarchie sociale qui nous sont devenus étrangers. Reste que la question qu’il pose est décisive ; c’est celle de Dante : « ... cortesia e valor dì se dimora / ne la nostra città sì come suole »(3), « dis-nous si courtoisie et valeur demeurent / dans notre ville, si on les trouve encore... » Il est possible que toutes les Florence du monde soient faites pour 

  • 1 Alexis de Tocqueville, Lettre à Marie (Mottley) du 4 mai 1858, dans Œuvres complètes, XIV, « Correspondance familiale », Paris, Gallimard, 1998, pp. 645-646. 
  • 2  Il meurt pourtant, comme on sait, à 53 ans.
  • 3  Dante, Inf., XVI, 67-68.

disparaître, c’est-à-dire pour rappeler au présent qu’elles ont existé. Et bien sûr ce qui disparaît peut rester sotto voce, et comme en attendant. Qu’est-ce qu’on attend ? C’est toujours le présent. On n’y touche que par très peu de choses : c’est cela, ce très peu de choses, c’est-à-dire en vérité la profusion d’autres temps que ce très peu de choses suppose comme son complément et sa réponse, qui fait l’intérieur. Tocqueville a parfaitement raison, et ce ne doit pas être un motif de tristesse : « Nous sommes à peine de notre temps ». Voilà, en réalité, la condition de possibilité pour vivre. 

Mais à certaines époques (la nôtre est de ce genre, et la lettre de Tocqueville témoigne de sa durée), il n’y a rien que le présent ne puisse donner : en sorte que l’élément fâcheux est que cet « à peine » dont parlait Tocqueville risque de devenir la totalité même à partir de laquelle se constitue l’expérience. L’insuffisance se transforme en plénitude (ou en douleur mate, en frustration, si cette plénitude n’est pas atteinte). On ne s’aperçoit plus de l’amputation des autres temps. En conséquence, on n’attend rien du présent, pas même qu’y demeurent des traces ; cela qu’on pourrait dire aussi des obligations, des incitations, des responsabilités, et, plus encore, comme un parfum de souvenir de ce qu’on n’a peut-être jamais vécu ni ne vivra jamais. Baudelaire appelait cela la « nostalgie du pays qu’on ignore »(4). Et autour de soi, on voit alors les « ruines pendantes », dit-il ailleurs, c’està-dire la réalité comme pensive(5) : les deux mots sont 

  • 4 Charles Baudelaire, « L’invitation au voyage », dans Petits poëmes en prose, Œuvres complètes, Le Club du meilleur livre, coll. Le nombre d’or, 1955, vol. I, p. 1004.
  • 5 Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », dans Salon de 1859, ibid., vol. II, p. 123. 

équivalents(6). À ces « ruines », il associe dans la même phrase « les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître (...) ». Bref, le propre de la réalité, c’est de nous rendre pensifs. Voilà pourquoi elle délègue jusqu’à nous des images. Sans quoi elle serait si pleine d’ellemême qu’elle n’aurait rien à nous dire, et que nous serions enfermés, étouffés en elle : exactement de notre temps. Pour parler comme Cézanne, il n’y aurait en elle aucun motif.