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LES OUVRAGES de Jean-Baptiste Sécheret et d’Érik Desmazières que nous présentons dans les pages qui suivent semblent se passer des mots. Leurs titres ne racontent pas d’histoires : soit ils répètent, avec obstination, ce qu’on y voit, soit ils évoquent ce qu’on ne saura pas voir, dépourvus comme nous sommes de tout renseignement concernant les propriétaires des maisons et des ateliers que ces images nous invitent à contempler. Confrontés à des paysages et à des vues d’intérieurs qui se passent de tout commentaire, car précisément rien ne s’y passe, nous ferons alors appel à la tradition bien connue de la nature spiritualisée : le sujet ne vaut que pour le regard que le peintre y porte, et il s’agira dès lors de ressaisir le sentiment d’un lieu ou l’expérience d’une pièce portraiturés, pour ainsi dire, à partir de l’état d’âme qu’ils suscitent. Hélas, là encore les images de Sécheret et de Desmazières se dérobent. Non pas qu’elles manquent de dire plus que ce qu’elles représentent. Mais leur discours apparaît très laconique, discours d’une voix qui pèse ses mots. Ou, si l’on préfère, il y va, chez les deux artistes, d’une série de représentations de paysages et d’intérieurs qui se tiennent en retrait. Mais se tenir en retrait, n’est-ce pas finalement le propre de toute œuvre d’art ? La formule demande donc à être affinée, et cela par le biais d’une analogie qui ne nous éloignera du corps d’images que nous présentons que pour mieux y accommoder notre regard.
Dans un livre capital, que les hasards (les logiques ?) des publications françaises en histoire de l’art ne nous permettent de lire que dans l’anglais au style redoutablement dense et crispé de sa version originale, Richard Wollheim consacre des pages magnifiques à la représentation du regard absent et de l’esprit « lost to the world » dans les tableaux de Manet et de Degas(1). Qu’on se ressouvienne du Portrait de Madame Brunet, de La Chanteuse de rue, de La Femme au perroquet, du Bar aux Folies-Bergère, ou encore du Déjeuner dans l’atelier et du couple Dans la serre. Et que l’on compare ces chefsd’œuvre de Manet avec le portrait intitulé Le Duc et la Duchesse Morbilli, avec la Fille en rouge ou avec les buveurs d’absinthe Dans un café de Degas. Dans le premier cas, écrit Wollheim, nous contemplons des figures distraites, perdues en elles-mêmes, dont l’esprit est livré, ou plutôt en proie à des pensées puissantes et troublantes. Un état de « self-absorption » (p. 144)(2), ce qui en français se disait autrefois, lorsque la langue pensait, « abstraction », car, nous rappelle le Dictionnaire de l’académie (1694), on dit qu’« un homme est abstrait, fort abstrait
pour dire qu’il rêve(3), et qu’il est tellement renfermé en lui-même qu’il ne pense point à ce qu’on lui dit, ni à ce qu’il fait, ni à ce qui se passe autour de lui ». Mais il faut préciser : car non seulement Manet déploie le catalogue d’une humanité « préoccupée », qui garde un secret auquel elle ne cesse de songer, mais il suggère aussi, très clairement, qu’il s’agit d’une condition passagère, d’un état d’âme contingent et fragile, à l’horizon duquel guette la possibilité ou la nécessité d’un retour à la réalité. Les tableaux avec plusieurs personnages le montrent très bien, car il y va toujours d’une sorte de parenthèse qui rend momentanément vaine et inefficace une liaison pourtant très présente. Manet nous donne ainsi à voir des figures qui s’ignorent précisément au moment où elles sont, physiquement et spirituellement, les plus proches (Dans la serre, Argenteuil), ou des groupes entassés dans un espace singulièrement exigu (par le raccourci, les plans de l’image semblent presque tomber l’un sur l’autre), qui vivent, pour ainsi dire, un instant d’isolement partagé (de « mutal evasion », écrit Wollheim). La proximité physique n’implique aucune forme de contact entre des hommes et des femmes prisonniers de leurs propres pensées (Le Balcon, Déjeuner dans l’atelier). Mais le même
constat vaut aussi pour les tableaux avec des figures isolées, où, grâce à une série de choix stylistiques et de composition admirablement retracés par Wollheim, Manet parvient à mettre en scène la tension entre un individu cloué à ses rêveries et l’appel du monde (des passants dans La Chanteuse de rue, la voix d’un oiseau dans La Femme au perroquet, la commande d’un client dans le Bar aux Folies-Bergère) qui, pendant un instant, reste sans effet. « For the duration of the picture, for that special time », conclut Wollheim, ces figures sont ailleurs, et le désir de gagner leur attention est d’autant plus condamné à la frustration que le spectateur du tableau se trouve en quelque sorte impliqué dans l’effort de les détourner de leur isolement. La comparaison des tableaux de Manet avec ceux de Degas vaut confirmation de cette analyse. Car, à l’instar de Manet, Degas aborde à maintes reprises le thème de la figure à l’« esprit abstrait ». Et pourtant, dans son cas, il s’agit moins de montrer la rupture ou l’interruption passagère d’une liaison profonde entre individus que d’en mettre en scène l’impossibilité foncière. Autrement dit, l’isolement réciproque n’a, chez Degas, rien d’accidentel, il ne s’agit pas d’un nuage de l’esprit qui vient brouiller, le temps de quelques instants, le ciel clair du dialogue entre les figures. Au contraire, celles-ci vivent depuis toujours dans l’indifférence : les hommes et les femmes « froids, impénétrables, étiolés » des tableaux de Degas sont simplement « tels qu’ils apparaissent dans cet instant précis» qu’on voit représenté sur la toile (p. 150). Bref, « Manet versus Degas is the abstraction of the moment against life’s alienation » (p. 150). Dans un cas, l’esprit suspend l’appel du monde, car ses propres pensées le retiennent ailleurs ; dans l’autre, il s’en est retiré depuis toujours. D’où les deux formes du regard absent qu’on évoquait en ouverture : des yeux détournés ailleurs, dans une vue oblique et oublieuse chez Manet ; un regard direct, mais figé et aux yeux vides, presque des cercles opaques sans pupilles, chez Degas.
Il suffit d’exposer ces analyses de Wollheim à l’épreuve des tableaux pour en mesurer toute la force et la justesse : au lieu de dire ce qu’on devrait y voir, elles permettent de mieux voir ce que, face aux toiles de Degas et Manet, on a du mal à dire — et c’est sans doute là la véritable tâche d’une critique d’art digne de ce nom. Mais si les pages de Painting as an Art que nous venons d’évoquer méritent une attention qu’on est loin de leur voir accorder, elles valent surtout ici comme une occasion (sinon un prétexte). De l’opposition de deux regards absents, suggérée par l’analyse croisée de Manet et de Degas, nous voudrions en effet risquer un détournement dont l’illégitimité ne se justifie que par les approches qu’elle rend possibles. Car il se peut que pour saisir les affinités et les écarts entre les ouvrages de Jean-Baptiste Sécheret et d’Érik Desmazières qui viennent illustrer ce numéro de Conférence, il faille penser des tableaux sans figures, des paysages ou des vues d’intérieurs, qui, paradoxalement, nous regardent plus encore qu’ils ne donnent à regarder, et, qui plus est, nous regardent d’un regard absent.
Au départ, un constat s’impose : autant les travaux de Sécheret que les gravures de Desmazières évoquent assez spontanément le décor théâtral. Des carrefours, des bâtiments qui clôturent l’horizon d’une place au premier plan, des intérieurs domestiques : le rideau vient tout juste de se lever, tout est prêt pour qu’on entende résonner la première réplique d’une tragédie ou d’un drame bourgeois. Et pourtant rien ne se passe : même lorsqu’on devine de loin une figure de dos (Sécheret, Vue depuis La Galleria Lapidaria) ou qu’une rafale de vent fait irruption en bousculant l’indifférence sereine du mobilier (Desmazières, « Le vent souffle où il veut »), la scène reste vide et rien ne crispe la fixité de l’attente. On est donc relégué dans l’intervalle qui suit la levée de rideau et précède l’apparition de l’acteur qui déclenchera la pièce : intervalle court et qui pourtant — nous en avons tous fait l’expérience — s’étend singulièrement. Intervalle silencieux, surtout, mais non pas d’un silence total, car la parole ne demande pas encore qu’on se taise pour l’écouter. Pour l’instant, et dans cet instant qui semble être le sujet principal des ouvrages de Sécheret et de Desmazières, il ne s’agit que de voir — de contempler un décor qui attend sa figure. Les portables éteints, le noir dans la salle : il n’y a désormais que le face à face entre le public et le décor de la scène.
C’est là que l’analogie avec les regards absents des tableaux de Degas et de Manet peut nous servir de guide. Les images de Desmazières et de Sécheret n’ont en effet rien d’un éloge du vide ou, pire, de cette élégie sur les charmes de la solitude et de la désolation si chère à beaucoup de peintres contemporains, qui s’exprimerait par l’absence de toute figure humaine. Comme le décor théâtral qui nous fait face indifférent, perdu dans son attente de l’acteur qui viendra l’animer dans un instant, ces paysages et ces vues d’intérieurs n’exhibent pas une absence, mais sont eux-mêmes absents, en portant un regard absent sur le spectateur qui les contemple. Un regard, ou plutôt deux types de regards. Car, chez Sécheret, on retrouve sans doute une « abstraction of the moment » qui consonne avec celle de Manet, alors que les salons, les ateliers ou les bibliothèques gravés par Desmazières vivent, semble-t-il, dans un isolement foncier qui apparaît désormais définitif, se rapprochant ainsi des figures étiolées de Degas. Les ciels aux couleurs qu’on devine bariolées et changeantes, souvent dans l’imminence du coucher du soleil, des paysages au lavis de Sécheret marquent que l’indifférence de la scène aux affairements humains n’est que provisoire. De même, les jeux d’ombres parlent moins des volumes des bâtiments que de l’heure ou de l’instant de la journée que ceux-ci semblent être en train de savourer : on peut parier que lorsque l’ombre aura atteint les dernières maisons, la Rue de Paris sera de nouveau soudainement animée par une foule de passants. Dans les intérieurs de Desmazières brille au contraire une lumière qui n’a pas d’heure. Leur temps est un présent chargé de passé : les objets se sont accumulés, ils ont trouvé leur équilibre, ils jouissent désormais de la paix des maisons qu’on peut, pour ainsi dire, laisser à elles-mêmes. Non qu’il faille imaginer des espaces inhabités : nulle trace de poussière ne le laisse deviner ; il se trouve simplement que ces intérieurs n’admettent plus de renouvellement, ils ne se contentent pas de servir de toile de fond à la vie de ceux qui les habitent : ils vivent en même temps leur propre vie.
C’est ainsi que ces deux séries de paysages et de vues d’intérieurs sans figures nous regardent d’un regard absent : les uns distraits pendant un moment de l’humanité qui devrait venir les peupler, les autres affichant une indifférence qui témoigne de leur autonomie à l’égard des maîtres de la maison qu’ils ne cessent pourtant d’accueillir. Soumis à ce double regard, nous nous tenons, face aux ouvrages de Sécheret et de Desmazières, dans la condition d’entre-deux du spectateur qui attend le premier mot de la pièce. En cela, il n’y a pourtant rien de désagréable ni de dépaysant : la retenue de ces images si «abstraites» suscite une sorte d’intimité avec les lieux représentés qui est d’autant plus forte qu’elle paraît difficile à obtenir. Et il se peut même qu’une fois le premier des acteurs entré en scène, on regrette le silence éloquent de ces décors.
Alberto FRIGO.