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L’ÂME MODERNE souffre de la double brûlure de deux besoins différents l’un de l’autre, ou plutôt contradictoires entre1 eux : et c’est pourtant par la coexistence nécessaire des deux besoins, en les satisfaisant et en élaborant les résultats de leur satisfaction, qu’elle parviendra à l’unité supérieure qui les comprendra en elle et les embrassera. Ce sont des besoins contradictoires, car l’un, le besoin qui pousse à la science, adopte, par rapport à la réalité, le même point de vue et le même point de départ que la conscience vulgaire, qui considère comme réalité le monde empirique et sensible, c’est-à-dire le fini ; et l’autre, le besoin qui pousse à la foi, demande et se donne une réalité, ou plutôt la seule réalité, supérieure au fini, dont le fini tire son existence et sa vérité, et donc dépasse le fini.
Étant contradictoires, les deux besoins proviennent directement de la nature fondamentale de l’âme humaine, qui, se tournant vers le fini, sent l’incomplétude, l’insuffisance, la dépendance du fini et donc tend, dans un puissant élan, à l’infini qui assouvit sa soif de nécessité et d’universalité dont elle sent la morsure, située qu’elle est au milieu de toute la contingence et de toute l’individualité du sensible. Ainsi l’homme, quand la mort, qui l’emporte avec elle, efface son empreinte sensible, finit et cependant ne finit pas, parce que demeure sa pensée éternelle sur l’océan infini des époques mortes — l’homme sent en lui la contradiction éternelle et part de cette contradiction pour apaiser la lutte que cette contradiction suscite dans son esprit. Les deux besoins sont le signe perceptible de cette lutte. Ainsi l’homme vivra, sera d’abord cette contradiction et cette lutte, et ensuite la dépassera et la supprimera en l’absorbant dans la seule réalité de la pensée : la réalité qu’il a rencontrée, le seul point resté fixe pour lui dans sa connaissance et sa spéculation.
La conscience vulgaire, qui a primitivement face à elle le monde sensible, l’accepte comme réalité : il semble presque que le monde sensible l’emporte dans le violent surgissement de son extériorité. L’humanité ou l’homme, aux premiers rayons d’aurore de sa pensée, a cru et croit observer la réalité en observant le monde sensible. À ce premier stade du développement spirituel de l’homme, se trouvent les sciences empiriques. La science est la compréhension de la réalité : on a donc appelé sciences, tout court, les sciences empiriques, qui procèdent à la connaissance du fini, celles, peut-on dire, qui dévoilent la réalité dans le fini. Ce faisant, les sciences empiriques ne s’établissent pas en position d’infériorité par rapport à la science de la pensée : car les sciences empiriques ont leur but et leur sphère à elles, bien clairs et bien définis, à l’intérieur desquels elles agissent et évoluent, et qu’elles ne peuvent dépasser, sous peine de suicide. Elles procèdent à la connaissance, c’est-à-dire à l’élaboration du fini dans la pensée et au moyen de la pensée. C’est à cela que tend le besoin qui pousse vers la science: à la connaissance toujours plus grande et meilleure du monde sensible, comme si, le monde sensible étant posé comme réalité, on parvenait à connaître la réalité toujours plus profondément et toujours mieux. Mais on ne peut connaître cette réalité là où l’on cherche, parce qu’elle n’y est pas : et plus les sciences empiriques avancent et avancent encore, plus on leur demande avec insistance la révélation unique, et plus la connaissance de celle-ci apparaît lointaine et désespérée. Cet élan aveugle qui pousse à demander perpétuellement la révélation ultime (c’est à-dire la réalité, car rien d’autre que la réalité ne serait ce point ultime par lequel les autres formes, à mesure qu’elles sont conquises et dépassées, ne seraient que des phénomènes) est l’expression de l’âme humaine insatisfaite qui se plie, même en dépit de sa volonté, au philosophandum est impérieux de sa nature ; qui avoue et reconnaît que le chemin sur lequel elle passe n’est pas celui de la réalité. Se posant donc comme science empirique, la pensée n’a pas atteint la réalité (et, nous l’avons vu, la conscience vulgaire elle-même en témoigne, en poursuivant à l’infini la pauvre science, en prétendant obtenir d’elle ce qu’elle ne peut donner) ; elle a seulement ordonné les phénomènes recueillis et en a formulé les lois ; elle a donc posé quelque chose comme un universel et un nécessaire, auquel la série empirique des phénomènes est liée et dont elle est même la manifestation sensible : cette loi est ainsi la vérité de la série empirique. Et quand la pensée se recueille pour méditer sur l’universel (cette vérité restée seule pour elle après avoir pris pour objet le fini), elle s’envisage elle-même dans cet universel : elle se reconnaît elle même comme cet universel ; et après tout le trajet qu’elle a fait à travers le fini, elle ne trouve plus le fini, se retrouve avec elle-même et s’aperçoit qu’elle n’est jamais sortie d’elle-même. Mais, bien sûr, la pensée qui se regarde et s’envisage dans cet universel est déjà passée au-delà, est sortie du cercle de la conscience vulgaire.
Dans le monde sensible, ainsi, nous n’avons pas retrouvé la réalité. En lui nous n’avons trouvé que contingence, que particulier : de ces matériaux, la pensée a tiré quelques lois et (avec ce « et » on a dépassé le point de vue empirique) dans ces lois, elle s’est reconue elle-mêe ; l’âme humaine a retrouvé le chemin de la réalité : il y a seulement que — pour atteindre ce chemin — elle a parcouru, et devait parcourir, celui des sciences empiriques. On a vu ainsi à quoi mène le premier besoin. Examinons l’autre.
Dans l’autre besoin, l’âme a une voix solitaire et indistincte, un peu comme un élan aveugle, qui témoigne pour elle de la dépendance, de l’insuffisance, par soi, du fini. Le besoin qui mène à la foi est l’autre côté de la contradiction vivante et vivifiante de cette âme. Ce besoin naît de l’intuition immédiate et profonde que tout le monde sensible qui est devant nous, nous étouffe et nous enserre de toute son individualité et de sa conditionnalité, n’est pas toute la réalité ; mais que ce monde dépend d’une réalité supérieure, dans laquelle seulement il trouve sa vérité et sa cause. La foi, c’est se libérer des liens de la vie sensible et de la vie empirique sociale qui nous enserrent, et se reposer dans la réalité. Il est remarquable que l’aiguillon du besoin qui nous pousse à la foi se fasse plus vivement sentir après la mort d’une personne qui nous a été proche dans sa vie : il semble que l’esprit, devant le spectacle du fini qui tue le fini, du fini qui meurt parce qu’il est fini, entend plus vivement la voix qui le pousse davantage vers le haut. Et alors vient la prière, qui est la foi qui se concrétise dans un acte : libération et élévation, et les deux avec leur fin en elles-mêmes, car celui qui prie est déjà libéré et élevé. Même dans la prière de l’homme humble et de l’humble femme qui demandent la « grâce », il y a déjà l’intuition de la contingence des choses sensibles : il y a la reconnaissance qu’elles n’existent que dans une nécessité supérieure. Ainsi, par rapport à la recherche de la réalité, cet élan élémentaire qui mène à la foi engage l’âme sur le véritable chemin de la réalité. Et l’âme simplement religieuse (c’est-à-dire qui remarque que l’intérêt vital pour la nature humaine est pour ce qu’elle est en soi, pour ce qui est libre et nécessaire) se trouve plus proche de la vérité que le savant qui suit la route des planètes dans l’espace immense et l’enchaîne dans les chiffres d’une petite formule de loi sans s’apercevoir que par cette loi il a dépassé les planètes, parce que celles-ci ne trouvent leur vérité et leur réalité que dans cette loi. Il ne le remarque pas et ne représente ainsi qu’un côté de l’esprit humain, au début de son développement ; la conscience poussée vers le besoin qui mène à la foi en est l’autre côté.
Mais ce besoin naît d’une intuition et c’est là son point d’infériorité : il est irréfléchi et simple.
Accorder les deux besoins, et donc les dépasser, c’est rendre réfléchie et consciente de soi cette première vision confuse de la réalité, au moyen de la pensée qui, s’étant posée comme science empirique, se retrouve elle-même dans les résultats de celle-ci, et se pose à nouveau comme cette première vision de la réalité, sans la répéter, mais en la menant de la pénombre de l’intuition à la lumière de l’auto-conscience. C’est donc dans la pensée, non dans la pensée abstraite, mais dans la pensée qui se reconnaît elle-même dans les stades précédemment traversés, que la contradiction qui engendre les deux besoins peut trouver son unité et sa résolution. Ce n’est qu’ainsi, sans arracher violemment l’un et l’autre besoin à leur contenu spirituel et sans les accoupler violemment, mais en les unissant dans la pensée — ce n’est qu’ainsi que l’impasse s’ouvre à l’âme moderne, qui aille ou bien vers la foi ou bien vers la science, qui va vers l’une ou vers l’autre, parce qu’elle est faite pour aller vers la réalité profonde.
Ainsi, avant la science, la pensée, après la science, la pensée. Mais il n’y a pas un avant et un après : c’est la pensée qui se développe, librement, parce qu’elle se développe en soi, infiniment, et ne rencontre rien qui ne soit elle-même. Avant, la pensée, en se posant comme science, s’était posée comme foi : elle avait ainsi posé la réalité hors d’elle-même, et avait nié cette réalité hors d’elle-même ; mais il s’agissait, ici, d’une simple intuition, alors, du point de vue de la conscience vulgaire ; à présent la pensée, ayant dépassé ce point de vue et élaboré cette intuition primitive, l’a transformée en une vérité rigoureusement déduite. La pensée ayant été constituée de cette façon comme unité supérieure qui embrasse et absorbe les deux besoins, c’est chez elle et en elle qu’il faudra rechercher et développer la science, la vraie science, qui est compréhension de la vraie réalité.
Ainsi l’âme moderne, qui éprouve la soif de connaître toute la réalité et cherche cette réalité dans le monde fini, où elle ne se repose jamais parce qu’elle ne la trouve jamais, et dans l’infini, mais en ayant l’intuition de la réalité sans la comprendre, vit dans cette contradiction, et vit de cette contradiction, à mesure que l’esprit se développe et à mesure qu’il se conquiert. Mais la pensée la libèrera de cette dissension. La pensée qui s’est conquise elle-même comme science empirique et comme négation du fondement même de la science empirique, réunit en son sein, en les absorbant et en en faisant une unité, les deux besoins. Et dans la pensée, dans cet ubi consistam éternel de toute philosophie, l’âme moderne trouvera l’accord des deux contradictoires, qui en sont le tourment et la vie : elle trouvera à apaiser sa double soif et à accorder la tendance divergente de son activité.
Giuseppe CAPOGRASSI.
(Traduit de l’italien par Christophe Carraud.)
1 Titre original : « Fede e scienza », Coenobium, 1912 / 8-9, pp. 59-62 ; repris dans G. Capograssi, Opere, vol. IV, Milan, Giuffrè, 1959, pp. 3-7.