Pages istriennes

« Il n’y a rien à dire d’une belle poésie de
Biagio Marin sinon qu’elle est belle : comme
d’un matériau splendide et éternel, une
pierre, l’or » (Pier Paolo Pasolini). 

BIAGIO MARIN naît le 29 juin 1891, à Grado. Ce qui est encore une petite île de l’Adriatique septentrionale, sous domination des Habsbourg, dans le comté de Gorizia et Gradisca, s’étend sur un périmètre à peine plus grand que le castrum de l’époque byzantine. 2.500 habitants y vivent, dont l’économie repose pour l’essentiel sur la mer et la lagune. Les bateaux sont à voile, contraignant les marins à une lenteur qui permet de saisir toutes les essences, de scruter toutes les rades, et oblige à s’arrêter dans la plupart des ports ; après les rames et les voiles, le moteur, selon Biagio Marin, introduira bien la vitesse, mais brisera le silence enchanté de la mer, restreindra la lutte de l’homme avec la nature et entraînera la perte de la saveur antique, presque biblique, de la navigation. L’île de Grado n’a alors pas l’eau potable (ce sera chose faite en 1900) et n’est pas reliée à la terre ferme (la route vers Aquilée sera construite à partir de 1935, celle vers Monfalcone après la Seconde Guerre mondiale). Mais pointe déjà l’aube d’une ère nouvelle, avec les débuts d’un tourisme d’élite, qui se fera de masse, avec les premières industries de la pêche et les premières liaisons maritimes, en vaporetti, avec Trieste. « Monde humainement pauvre, mais aux vastes horizons de mer et de ciel que, dans l’enfance, j’ai vécu avec violence », écrira Biagio Marin (1), dont le père tient une auberge et commerce avec l’Istrie, et dont la mère meurt, alors qu’il n’est âgé que de quelques années, en 1896. Aussi l’enfant est-il confié aux soins de sa grand-mère paternelle. 

À Gorizia, Biagio Marin étudie au K. K. Staatsgymnasium, où les cours sont dispensés en langue allemande et où il côtoie des Slovènes avec lesquels il entretient des relations amicales. « Nous sommes des Mitteleuropäer », s’exclamera-t-il bien des années plus tard (2), pour dire l’évidence de ces amitiés. Puis, c’est le Lycée royal supérieur de Pisino (Pizin), où il passe son baccalauréat en 1911. La même année, rendu à Florence, Biagio Marin s’inscrit à l’Institut d’études supérieures, approfondit sa connaissance de la Renaissance italienne, collabore à La Voce et fait notamment la rencontre de Virgilio Giotti, qui dessinera le frontispice de son recueil La girlanda de gno suore (La Couronne de ma sœur, Gorizia, Tipografia Paternolli, 1922), et de Scipio Slataper, auquel il consacrera l’essai splendide I delfini di Scipio Slataper (Les Dauphins de Scipio Slataper, Milan, Gianni Scheiwiller, 1967), parabole universelle, selon Claudio Magris, du conflit entre l’engagement jusqu’au sacrifice et l’abandon sensuel, entre la loi et la grâce. En 1912, et pour deux ans, il étudie la philologie romane, la linguistique et l’histoire de l’art à la Faculté de philosophie de l’Université de Vienne, où il fréquente divers intellectuels, parmi lesquels le pédagogue Friedrich Wilhelm Förster, et écoute Bach et Beethoven, tout en lisant des auteurs russes et scandinaves. C’est à cette époque, en 1912 précisément, que Biagio Marin fait paraître son premier recueil de poésies dans ce dialecte de Grado (gradese) qu’il magnifiera toute sa vie : Fiuri de tapo (Fleurs de lagune, Gorizia, Seitz, tapo désignant une « émersion d’argile, parfois recouverte de végétation herbacée, dans la lagune (3) »). De retour à Florence, en 1914, il s’éprend de Pina Marini di Pescia, qui devient sa femme l’année suivante et avec laquelle il aura trois filles et un fils. De santé fragile, il est contraint en 1915 à un long séjour en sanatorium, à Davos, alors que sur le Calvaire (Monte Calvario) de Gorizia, ainsi nommé en raison de ses trois crucifix, périssent nombre de soldats, dont l’ami Scipio Slataper. « Le Calvaire aux trois crucifix devint le Calvaire de toute l’Italie », écrira Biagio Marin4. Irrédentiste, déserteur de l’armée autrichienne, il s’enrôle volontairement, en 1917, dans les rangs de l’armée italienne, mais retombe grièvement malade. Il achève, l’année suivante, ses études de philosophie à Rome, où il soutient une thèse sous la direction de Bernardino Varisco et devant un jury que préside Giovanni Gentile, philosophe de l’idéalisme et bientôt du fascisme.

1 Biagio MARIN, « Il mio linguaggio » [1950], Parola e poesia, Gênes, Lanterna, 1984, p. 15.
2 Cité dans Marco GIOVANETTI, « “Verso le vele al vento...”. Cronache in prosa e in versi: l’Adriatico e l’Istria di Biagio Marin », dans Biagio MARIN, Le due rive. Reportages adriatici in prosa e in versi, Reggio Emilia, Diabasis, 2007, p. 23.