Enseigner le latin


Considérations sur le passé
de nos établissements d’enseignement. 

 

Celui qui n’a pas connu les œuvres des
Anciens a vécu sans connaître la beauté (
1)

Lorsque, le 23 mai 1871, ouvrant les journaux de Bâle, Nietzsche apprit que le Louvre brûlait, incendié par les Communards, il courut se réconforter auprès de son ami Burckhardt et ils pleurèrent ensemble, dit-on. Comme Michelet à Florence, frappé d’une attaque cardiaque. Et ils ne furent pas les seuls. L’événement (2) suscita la peine et l’indignation de tout ce que l’Europe comptait d’artistes et de philosophes. Il y avait là une transgression qui effraya même beaucoup de sympathisants pourtant acquis à la cause de la Commune de Paris : « Pour nous qui avons des sympathies socialistes, cette insurrection porte un grand coup à nos espérances, car [...] l’Internationale est déshonorée »(3). 

Les destructions d’œuvres d’art, les incendies de bibliothèques (4), bref ce qu’on appelle pompeusement les atteintes au patrimoine culturel de l’humanité sont choses assez fréquentes dans l’histoire — dommages « collatéraux » des guerres (5) ou gestes délibérés sortis de la sottise profonde. Ces désastres, lorsqu’ils viennent à être connus, ont ordinairement pour effet sur la conscience universelle de la plonger dans une sorte de stupeur et de désarroi, comme s’ils portaient, en un sens, quelque chose de pire que les massacres les plus sanglants. Il y a là, certainement, un problème qui mérite réflexion : les œuvres d’art, ou en général les productions de l’esprit, ont-elles plus de valeur que la vie humaine elle-même ? L’esprit conscient de lui-même dans ses œuvres porte-t-il une infinité à laquelle n’accèderait point l’esprit vivant en son immédiateté ? 

Plus récemment, l’humanité a revécu ce genre de désastre, impuissante, en tout cas inactive, devant le spectacle d’une antique métropole, méthodiquement explosée par des hordes hilares. Certes, en un siècle où l’on en a vu d’autres, la conscience universelle a appris à bien se tenir : pas de pleureuses, juste une émotion médiatiquement contrôlée et quelques publications occupant aussitôt l’espace laissé vacant par un tourisme sinistré (6). 

1 Hegel, Discours du Gymnase du 29 septembre 1809, in Textes pédagogiques, trad. fr. Bernard Bourgeois, 1978, Paris, Vrin, p. 82.

2 Le souci de la paix civile, joint à un déni de réalité qui ne date pas d’aujourd’hui, invite à parler à ce propos de « fausse nouvelle ». S’il est vrai que le Louvre et ses collections n’ont pas été complètement détruits lors des incendies de 1871, il est néanmoins également vrai que les bâtiments du musée furent touchés et plusieurs milliers de livres brûlés, selon des témoignages irrécusables. 

3 Gabriel Monod, Lettre à Malwida de Meysenbug (11 juin 1871), cité par Gaby Vinant, Malwida de Meysenbug, sa vie et ses amis, Paris, Honoré Champion, 1932, p. 256.

4 Voir Hervé Renard, Incendies volontaires de bibliothèques : Bruit et silence des bibliothécaires, Mémoire d’étude/janvier 2010, ENSSIB. 

5 Les armées classiques comptent traditionnellement, dans leurs étatsmajors, ce qu’on appelle des officiers beaux-arts, chargés de prévenir ce genre de dommages. 

6 L’une de ces publications n’hésite pas à se présenter elle-même comme un « guide de tourisme dans le temps ». Mais le plus inattendu peut-être, en la circonstance, est que son auteur — universitaire, et non des moindres ! — n’a pas hésité à se répandre, sur les ondes et dans les postes, pour proclamer à qui voulait l’entendre, que cela n’avait aucun intérêt d’enseigner le latin et le grec dans les lycées, apportant son sou- tien de vrai z-intellectuel, à une entreprise officielle, d’ampleur jus- qu’ici inégalée, de destruction de l’école.