L’éthique de l’étourdissement

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L’ÉTHIQUE DE L’ÉTOURDISSEMENT.

L’éthique de l’extravagance. 

Les dernières décennies de notre XXe siècle inquiet et plaintif sont sans doute destinées à modifier l’attitude de ce qui reste d’esprits libres face à l’hérésie, au désaccord, à la dissidence, entendus aussi bien dans un sens étroit que dans un sens large1. Certes, la vérité établie par les faits et consacrée par Loisy reste fondamentale : « L’hérésie est le véritable moment créateur de la religion ». Mais le discours, en présence de l’hérésie, s’est fait, aujourd’hui, instinctivement plus prudent, plus complexe, plus attentif aux distinctions profondes : l’acceptation sans discernement, la prévention favorable sont exclues. Désormais, nous savons tout de « la façon dont meurent les dogmes », tant nous en avons vu mourir. On se demande au besoin comment et pourquoi ils sont nés, comment et pourquoi ils naissent. Et s’affirme avec une force toujours plus grande le soupçon que mythe et démythification sont liés au même destin. Sans conforme, l’anticonformisme est vain. 

La désacralisation présuppose la force du sacré : si, implicitement, elle n’en reconnaissait pas intimement la sacralité, elle n’aurait pas la force de la nier. Le Rebelle a besoin, pour être lui-même, du Tyran qui le tyrannise ; il ne suffit pas qu’il se l’invente. Aucun reclus ne peut dire avec un enthousiasme courageux les vers de Schiller si toutes les portes sont ouvertes et toutes les chaînes aisément brisées. 

Sur la palette des idées aussi, blanc et noir ont des emplois complémentaires. Parler de dialectique est facile ; comprendre la dialecticité immanente de la vie historique est difficile. 

Bref, protestations, désaccords, hérésies, révoltes sont des choses profondément sérieuses ; elles baignent dans les larmes et le sang de ceux qui les ont vécues si entièrement qu’ils pouvaient en mourir, qu’ils mouraient pour elles. En tant que fin en soi, l’apologie verbale du non est infantile. Savoir dire non à la vie avec un sérieux existentiel authentique se rencontre rarement. Sans cette authenticité, on peut parvenir à la Rhétorique, pas à la Persuasion. On doit ajouter que la rhétorique du négatif, en tant que faussement désacralisante, est particulièrement ennuyeuse : plus encore que le fidèle, l’impie doit être au clair avec luimême, dans les faits, non dans les mots. 

La vieille science notionniste est contrainte à répéter que le cœur est à gauche et le foie à droite ; pour que le contraire soit vrai, il ne suffit pas qu’un Sganarelle bel esprit proclame : « Oui, cela était autrefois ; mais nous avons changé tout cela et nous faisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle »*. 

  • 1 Titre original : « L’ética della stravaganza », Nuova Antologia, no 2084, 1974, pp. 477-480, repris dans Pietro Piovani, Indagini di storia della filosofia, Napoli, Liguori Editore, 2006, pp. 545-549. (NdT) 

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