Adieu après vingt ans

LO STRANIERO a vingt ans, et vingt ans, pour une revue, c’est beaucoup1. Dans son « The Literary Worker’s Polonius », un essai du début des années trente, le grand critique américain Edmund Wilson soutient que les revues connaissent à peu près cinq bonnes années, après quoi elles commencent à vieillir2. 
Il est difficile d’être intelligemment présent à son propre temps — à un temps qui change — dans la longue durée. Résister vingt ans, comme ce fut notre cas, sans vieillir — c’est ce que nous nous disons, et nous en sommes sérieusement convaincus —, c’est-à-dire en parvenant à garder une allure décente, à faire sereinement face au changement du monde, à en étudier les causes, à en voir les effets et les souffrances que ces effets provo- quent, à identifier les ennemis et les réponses laborieuses des groupes sociaux et des groupes politiques ou intellectuels, à en désigner les produits les moins indignes, les réflexions néces- saires et surtout actives, n’a pas été toujours facile. Nous avons eu nos moments d’abattement et nos moments de rage, et nous avons toujours réagi avec une certaine fermeté, guidés par la conviction de faire quelque chose de modeste mais d’utile pour nous-mêmes et pour nos quatre lecteurs. 

Quatre, justement. Notre décision naît du constat que nos lec- teurs sont à peu près toujours les mêmes ; le dialogue avec eux, qui nous a soutenus pendant ces années et nous a incités à pour- suivre, est généreux et constant. Il y en a probablement parmi eux qui trouvent en nous une sorte de nourriture naturelle, de consommation alternative pour « tribu de lecteurs », et nous leur sommes reconnaissants, à eux aussi, de leur soutien, même si nous avons toujours préféré les plus réactifs, ceux qui, d’une façon ou d’une autre, savent mieux transformer les lectures (les idées) en comportements et en actions. Mais les nouveaux lecteurs ne sont pas suffisants, peut-être pour le motif, bien identifié par l’un de nos écrivains il y a longtemps, que « les jeunes qui écrivent se fabriquent une culture en lisant leurs propres articles » ; et c’est aussi pourquoi la résonance de nos positions est minime, et a fort peu d’influence sur le cours de la société et de la culture ita- liennes. Nous nous rendons évidemment compte que ce pro- blème n’est pas seulement le nôtre, mais celui de toute une société où l’on consomme beaucoup d’idées mais où les actions sont rares, même en comparaison des sociétés d’à côté... Les médias dominants exercent presque tous une fonction servile, ils proclament une indépendance mensongère, font partie d’un mécanisme bien connu et servent un pouvoir sous ses différents aspects, ou visent au divertissement sous les espèces d’un bava- darge consumériste inféodé à la prétendue actualité. 

 

  • 1 Titre original : « Lo Straniero cesserà le pubblicazioni », lettre du directeur de la revue à ses abonnés, juillet 2016.
  • 2 Edmund Wilson, “The Literary Worker’s Polonius” (juin 1935), repris dans Literary Essays and Reviews of the 1920s & 30s, New York, Literary Classics of the United States, 2007, pp. 482-495, ici p. 482, très librement résumée. (NdT)