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(1942.)
SI L’ON VEUT, à ce stade, tirer les fils de nos argumentations précédentes, force est de conclure que la tentative de fonder une morale universellement valide (qui donc établisse une règle d’action reconnue de façon objective et sûre comme morale), quelles que soient la manière dont on l’a menée et la direction qu’elle a prise, est destinée à échouer misérablement1. C’est précisément l’échec que nous avons rencontré dans les éthiques formelles, car celles-ci, en plaçant toute la valeur de l’action dans le mobile dont elle naît et donc dans la forme que l’injonction morale prend dans le cœur des hommes, finissent par tomber dans une généralité abstraite qui, à cause précisément de cette indétermination, offre la possibilité à n’importe quel contenu d’entrer dans le cadre du prétendu impératif moral. Absurdité manifeste, où aboutissent le soi-disant rationalisme kantien, en vertu duquel même une action criminelle peut être qualifiée d’éthique, et, dans une certaine mesure, la morale platonicienne, dont la formule de la « volonté bonne », qui est celle de l’« homme bon », met en relief le caractère formel ; absurdité et défaut, qui se trouvent être aussi le prix de ces éthiques, lesquelles, si on les interprète de façon critique et hors de tout préjugé, apparaissent comme marquées du sceau de l’irrationalisme et de l’intuitionnisme moral les plus complets. Et c’est l’échec que nous avons aussi rencontré dans l’autre direction possible de la pensée, dans la morale matérielle, celle qui tend à établir quelque chose de clairement déterminé comme bien sur la base du sentiment de plaisir et du bonheur individuel ou collectif, étant donné que le plaisir ne se présente pas (comme le voudrait Bentham) comme une entité objective, mais comme variable d’un homme à l’autre, autrement dit non soumis à un rapport quantitatif mesurable, qu’il n’existe pas (selon les affirmations de Stuart Mill) de compétence universelle reconnue comme telle par les hommes en matière de qualification morale des actions, — et qu’enfin la règle de l’accroissement du bien commun (établie par l’utilitarisme rationnel) débouche sur une généralité très semblable à celle qui caractérise les morales formelles.
Donc, puisque même le critère fourni par les morales matérielles est à la merci de l’évaluation individuelle, qu’il est soumis à une diversification importante selon les conditions et les individus par lesquels les actions sont réalisées, puisque, en un mot, tout se ramène au jugement subjectif, incertain, changeant de l’agent, que celui-ci ait en vue son propre bonheur ou celui d’autrui, la morale utilitaire débouche elle aussi sur l’individualisme et l’intuitionnisme, dont nous avons reconnu qu’ils étaient les éléments positifs des morales opposées.
Autrement dit, ce sont les éléments négatifs que ces doctrines comportent par rapport aux effets de leurs thèses, et qui en forment la principale enveloppe extérieure, qui constituent la partie vitale et positive à l’appui d’un point de vue éthique de type antiutilitaire et irrationaliste. L’impossibilité manifeste de généraliser, comme le voudrait l’utilitarisme, la manière irréductiblement et irrémédiablement subjective de concevoir son propre bonheur et le bonheur d’autrui de la part de la conscience qui juge, met précisément en lumière le caractère personnel de la conduite humaine, un caractère qui, comme tel, n’admet ni censure, ni enseignement. Le formalisme vide de la morale du devoir fait sortir l’éthique kantienne du cadre restreint où elle avait grandi, et permet de la saisir sur le vif, sans la pesanteur du harnachement dont est entouré et écrasé son caractère de morale pharisaïque, de morale qui présente une flexibilité maximale, comprenant donc toutes les solutions et les intuitions possibles du bien et du mal.
De fait, si une morale rationnelle pouvait exister, elle serait non pas la morale kantienne, qui ne donne pas de motif, de pourquoi aux actions, qui donc ne se fonde sur aucun raisonnement ou calcul rationnel, mais précisément l’utilitarisme, qui évalue mentalement l’utilité immédiate et les conséquences proches et lointaines de toute action. À ceci près que cette évaluation est strictement personnelle, et que, comme telle, étant donné qu’aucune expérience passée n’est valable, elle est sans cesse soumise, de la part de l’individu agent, à la possibilité de l’erreur et de la variabilité des goûts et des façons de voir selon la diversité des époques. Mais en tout cas, à supposer un instant que l’utilitarisme, la seule morale qui soit donc vraiment «raisonnable», c’est-à-dire fondée sur un calcul de la raison, corresponde à une moralité d’un certain degré ou niveau, à la morale banale, minutieuse, la sôphrosunè euèthè, par laquelle on est sôphrôn par akolasia, dont parle le Phédon (68e), il y a cependant toujours une morale supérieure qui est le produit non d’un savoir, d’une connaissance, mais d’une intuition, une morale qui se présente comme quelque chose d’indépassablement a-rationnel, impossible à ramener à une mesure d’objectivité et à un calcul, un élan absolument irraisonné, et, à proprement parler, « fou ».
Telle est la morale qui naît, pour reprendre les termes de l’école Fries-Apelt, d’une «prophetische Ahnung», d’une divination obscure, du pressentiment immaîtrisé que quelque chose, dans le fond spirituel de l’univers, correspond à l’action morale qui, fondée seulement sur ces intuitions obscures et absurdes, est précisément « folle ». Quand, pour être moral, on perd la liberté ou la vie, quand, pour rester fidèle à sa religion ou à ses idées, on affronte la torture ou la condamnation, quand on veut sauver sa dignité humaine à tout prix — et tels sont les cas de la vraie morale, de la morale supérieure —, comment s’y prend-on pour faire correspondre moralité et utilité, moralité et caractère raisonnable ? Pour quelle raison l’action morale s’accomplit-elle alors ? Pourquoi Giordano Bruno est-il monté sur le bûcher ? Est-ce simplement sous l’effet de la folie de ne pas renier sa foi? Sous celui de quelle autre folie Socrate répond-il par la négative à Criton qui lui donne la possibilité de s’enfuir facilement ? Ce mot, « folie », qui est la seule explication que nous puissions donner de cet acte incompréhensible, montre le véritable fondement, le fondement indiscutable de la morale, en son espèce la plus haute. Comment l’homme qui s’immole ainsi, comme un halluciné, pourrait-il répondre à celui qui l’interpelle, sinon dans ces termes : je ne sais pas pourquoi je le fais, je comprends que c’est une absurdité, une folie, et pourtant je ne peux pas faire autrement, je dois faire ainsi, il y a quelque chose d’inexplicable qui me l’ordonne et m’y pousse ? Il y a en somme quelque chose qui est plus fort que moi, qui va contre ma raison et ma prudence, qui les renverse, et qui m’oblige à cette action ? Dans de tels cas, il semble clair que l’action naît de la présence d’un principe mystérieux, du daimôn socratique, c’est-à-dire d’une force intérieure démonique, dont on doit postuler l’existence si l’on veut expliquer pourquoi certains individus, dans des circonstances déterminées, agissent en fous.
Au fond de la morale ainsi conçue, il y a le même état d’âme que dans la religion kantienne vue sans préjugés, dans son aspect le plus vrai : le risque. Dans la religion, l’homme risque, mise tout sur la carte religieuse, engage toute sa vie sur cette seule probabilité, et démontre ainsi la profondeur effective de sa foi. C’est la même chose pour la morale: celui qui accomplit une action morale vraiment supérieure, donc une action refusée par la morale banale qu’est l’utilitarisme, prend le risque, agit et mise sur un « je ne sais pas ». S’immoler pour une cause politique ou religieuse est-il utile ou préjudiciable ? Je ne sais pas, ni ne pourrai jamais savoir ; agir comme ont agi Socrate, Bouddha, saint François, est-ce admirable ou stupide ? Je ne sais pas. Eux-mêmes ne savent pas, ils n’ont pas la preuve irréfutable et mathématique que leur conduite soit vraiment morale et non pas absurde, et pourtant ils prennent le risque. S’il y a au fond de l’univers un élément spirituel qui soit source et, donc, justification de mon acte moral, j’ai deviné avec justesse, j’ai atteint mon but, j’ai accompli une action vraiment morale, j’ai suivi une conduite d’une haute spiritualité ; si ce n’est pas le cas, si m’imaginer l’existence dans le monde de ce noyau de spiritualité qui donnerait un sens et un but au monde n’est qu’une illusion de mon moi, une vision de la réalité à partir d’un point où je suis le seul à me trouver et qui n’est pas confirmé par les faits, alors j’ai commis une sottise, j’ai perdu ma vie pour rien, pour un bien chimérique et inconsistant.
C’est la théorie brillamment soutenue par Guyau. L’action morale, pour ce penseur, naît de l’exubérance spirituelle de l’être (l’action morale, autrement dit le bien, en tant que « bonum est diffusio sui »), elle est fondée sur la joie du risque, commune à de nombreuses activités humaines. De même qu’il existe le risque sportif, le risque guerrier, où l’instinct biologique de la vie animale se plaît dans le danger que l’aventure porte en elle, dans la mesure où se produit dans le danger non pas une négation du moi et de la personnalité, mais une sublimation de ceux-ci, il existe un risque métaphysique pour lequel il n’y a pas de dogmes figés, mais seulement des possibilité diverses du réel. C’est sur une de ces possibilités que nous misons, c’est sur une hypothèse qui nous fascine, même simplement comme hypothèse, que nous risquons notre vie. Le bien triomphera-t-il dans le monde ? Nous ne le savons pas, peut-être se passera-t-il le contraire, peut-être nous trompons-nous complètement de direction dans nos efforts, peut-être ne sommes-nous pas sûrs que notre activité contribuera à faire triompher le bien; mais c’est l’action elle-même qui devient un moyen de persuasion, qui contribue à nous donner cette confiance, qui ne vit en nous qu’à l’état d’hypothèse : autrement dit, il faut agir non parce qu’on croit, mais pour croire. Guyau a cependant le tort de ne pas s’apercevoir que la réduction de la morale à un intinct exubérant efface toute distinction entre moralité et immoralité, entre bons instincts et instincts pervers, donc que la morale ainsi conçue débouche sur l’acceptation de toutes les formes d’activité, pourvu qu’il y ait activité, c’est-à-dire vie, exubérance instinctive. Ce qui est prêter le flanc à toutes les critiques adressées aux autres théories morales et donner raison au subjectivisme le plus extrême, à l’impossibilité, en somme, de distinguer si l’élan agissant en nous correspond, plus qu’un élan différent ou opposé agissant en autrui, à un fond spirituel présumé de l’univers, à l’élan vital dont parle Bergson et auquel celui-ci ramène lui aussi l’action vraiment morale.
Pour Bergson en effet, la morale ne naît pas de l’utilitarisme, duquel seule la morale statique, conventionnelle, tire son origine, mais de l’âme mobilisée, de l’inspiration, de l’enthousiasme. L’univers, selon ce penseur, est traversé et animé par une énergie créatrice, qui se lance à travers la matière inerte et cherche à la vivifier. Celle-ci résiste, arrête le courant vital, le cristallise dans les différentes espèces vivantes : les deux termes auquel cet élan aboutit sont l’Instinct (chez les animaux) et l’Intelligence (chez l’homme), cette dernière prenant elle aussi, avec l’habitude, l’aspect d’un instinct mécanique. Cette force créatrice, que Bergson appelle Dieu ou « Délégation de Dieu » dans le monde, est l’âme du tout. Elle s’efforce de briser la cristallisation et la stagnation pour avancer, et cela surtout grâce à l’homme, ou plutôt à une part de l’homme représentant encore l’élément ondoyant et mobile, qui n’est pas définitivement momifié dans une forme figée. Il y a donc une morale statique, égoïste, utilitariste, euèthè, c’est-à-dire correspondant à la partie cristallisée de l’humanité, laquelle se conforme et s’adapte à la société où vit le sujet agissant, au petit groupe social dont il fait partie ; et lui correspond une religion statique qui a pour seule fonction de produire des fables (autrement dit, celle de voiler par des fables ce qui est effrayant, comme par exemple la mort que l’intelligence découvre dans la vie). À côté d’elles, existent une morale et une religion dynamiques, qui tendent à rompre le cercle clos de la nature, à briser le petit groupe, la société étroite, les rationalismes restreints pour s’étendre à toute l’humanité.
Si nous voulions à présent nous exprimer dans des termes bergsoniens, qui se révèlent particulièrement appropriés pour mieux mettre en lumière le hasard et le mystère complets auxquels est abandonnée notre conduite morale, nous dirions que si un acte moral (par exemple le sacrifice de soi pour la liberté de conscience et de pensée) coïncide avec l’élan vital* lui-même, lequel tend à avancer, à briser la cristallisation, si ma volonté concorde avec la volonté de ce courant vital, si c’est cette dernière qui accomplit en moi cet acte apparemment irrationnel, si, autrement dit, elle s’efforce de se réaliser plus purement et plus largement en moi, alors mon acte est grand, il a sa raison d’être et j’accomplis une action ordonnée par la divinité, parce que cet acte m’est enjoint et imposé par elle de façon inexplicable. En d’autres termes : si j’ai deviné quelle est la volonté secrète de cet élan vital, si mon intuition a atteint sa cible et que je fais tel acte parce qu’il est dans la ligne suivie par l’énergie créatrice, alors mon acte est divin, même s’il va contre ce qui est utile, contre la raison : il est supra-intellectuel, fou. Si tout cela n’a pas lieu, si l’élan vital n’est pas vrai ou si mon action suit une direction différente de la sienne, alors je suis un sot, un halluciné, autrement dit j’agis encore de façon folle.
C’est l’ultime conclusion que nous ayons trouvée au fond de la morale kantienne, qui pose comme justification à l’impératif immotivé et logiquement absurde les « idées de la raison » non moins gratuites, inconnaissables et seulement pressenties par la foi. Et c’est l’ultime conclusion de la morale platonicienne, qui trouve son expression dans le dialogue dionysiaque, dans le Phèdre, où l’on célèbre, au-dessus des vertus utilitaires mesquines, les maniai, les fureurs héroïques dont parle Giordano Bruno, les raptus spirituels qui emportent certains individus à des niveaux moraux inconnus au plus grand nombre, lequel considère en conséquence les possédés comme des «fous». Parmi ces fous, comme on l’a vu, il y a le philosophe, c’est-à-dire l’homme à la vie spirituelle élevée, le type donc de la moralité supérieure, qui, « négligeant les choses d’en bas et regardant vers le haut, fait naître l’accusation de se trouver en état de folie ». Alcibiade, dans le Banquet, peut ainsi parler de « la folie et de la fureur dionysiaque des philosophes », c’est-à-dire encore des hommes de haute moralité, et Diotime peut exalter le ravissement de l’Éros spirituel, grâce auquel s’engendrent dans les âmes « l’élévation spirituelle et les autres vertus ».
Pour Platon aussi, la vertu est en somme folie, la morale est folie, elle ne naît pas du calcul rationnel, mais de cet élan intérieur qui pousse inéluctablement l’homme vertueux à agir de manière totalement absurde. La folie qui pour l’Évangile consiste à tout abandonner, famille, biens, commodités, pour suivre la voie du martyre, et que saint Paul appelle « la folie de la Croix ». La folie qui constitue la vérité morale profonde et éternelle évoquée dans toutes les religions, quand elles n’ont pas encore déchu au rang de religions statiques, c’est-à-dire quand elles n’ont pas perdu le sens du mystère universel et ne donnent pas, en conséquence, leur approbation morale aux vertus bourgeoises et utilitaires, — et que les mots de saint Paul expriment de façon symbolique : « Sagesse aux yeux du monde, folie aux yeux de Dieu ; sagesse aux yeux de Dieu, folie aux yeux du monde ».
Quant à nous, concluons sur le vœu de ne jamais voir l’humanité privée de ces fous.
Giuseppe RENSI.
(Traduit de l’italien par Christophe Carraud.)