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LOINTAINE ET INACCESSIBLE même après la réunification de l’Allemagne, telle a longtemps été pour moi Berlin...
J’avais dix ans, je vivais en banlieue parisienne, la Guerre froide battait son plein, j’interroge mon père. Il me répond que le monde est coupé en deux depuis la conférence de Yalta et que l’on construit maintenant un mur entre l’est et l’ouest. Je ne le crois pas. Du moins mon incrédulité s’insurge-t-elle contre l’inquiétude que cette réponse lève en moi. Mais comment mon père pourrait-il se tromper et, s’il ne se trompe pas, comment des hommes s’y sont-ils pris — avec Yalta, il a sûrement été question de Staline, de Churchill et de quelques autres — pour écarteler la terre entre les points cardinaux ? J’interroge encore. D’abord un « pourquoi ? » songeur, presque languissant, de ceux dont les enfants tâtent, comme du bout du doigt, ce qu’ils ne comprennent pas. Et aussitôt après un « pour longtemps ? », mes dix ans sachant obscurément que lorsque ce qui fait peur est d’une manière ou d’une autre circonscrit, il est possible, avec un peu de chance, de sauter par dessus, de lui échapper. Mon père soupire, élude toute explication d’un geste de la main, mais il ajoute que ce mur, eh bien, ce mur est sans doute là pour toujours... De sournoise, de latente, mon inquiétude vire brusquement à la désespérance. Une désespérance familière. Dans la maison aussi, la mésentente a cette couleur de plomb.
Quelques années plus tard, je reçois en cadeau d’anniversaire un grand livre intitulé Douze siècles, peintures et dessins1. Avec ses multiples illustrations, ce livre est une caverne d’Ali Baba. Ici ou là, un maître dont le nom ne m’est pas inconnu ou un chef-d’œuvre déjà vu en reproduction. En revanche je ne prête aucune attention aux musées mentionnés dans les légendes des illustrations. Sans le savoir, je saute de ville en ville, à travers toute l’Europe.
Soudain une image m’arrête, me retient. Celle d’un homme assis sur un rocher, vêtu d’une longue robe brune et d’un vaste manteau bleu nuit qui, de ses épaules, tombe en une cascade de plis jusqu’à terre. La main gauche soutient la tête fléchie. L’autre main repose sur un genou, doigts repliés. La tache claire des deux pieds nus puis celle des mains aux jointures saillantes mènent en un zigzag au visage d’une mélancolie infinie. Tout le reste du tableau a la fluidité de l’eau, la transparence de l’air : douces collines herbues entre lesquelles sinue une rivière, grands arbres minces aux feuillages légers, frêles plantes fleuries minutieusement décrites, lointains baignant dans une brume bleutée. Et puis un vol d’oiseaux semblable à un souffle, la fugitive apparition d’un cerf et un tout petit agneau d’une blancheur immaculée, moins couché dans l’herbe que posé sur elle comme un flocon de neige. Que l’homme, en comparaison, est massif, et écrasant son ample manteau bleu nuit, lourde sa robe terreuse d’où dépassent ses maigres pieds aux orteils rétractés, l’un sur l’autre posés !
1 C. Lorgues-Lapouge, Douze siècles, peintures et dessins, Flammarion, sans date.