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UNE AMIE EST MORTE, et dans son testament, elle a demandé que ses cendres fussent partagées entre deux lieux. Elle était française. L’un d’eux se trouve donc en France, sous un arbre, dans un champ derrière une maison, dans un village de Charente-Maritime. L’autre est aux États-Unis : un cimetière au bout d’un chemin de terre dans le Vermont. Nous qui devons procéder à cette inhumation en deux temps avons demandé au croque-mort de nous remettre ses cendres dans deux urnes, mais il a répondu qu’il n’était pas autorisé à partager les corps : « Le corps, a-t-il dit, est indivisible*. » Nous nous en sommes étonnés : qu’un cadavre puisse se diviser de manière inoffensive est somme toute un de ses traits distinctifs. Mais le croquemort s’est montré intraitable : nous avons répondu qu’une urne ferait l’affaire, tout en nous promettant de faire le partage nous-mêmes.
J’ai consulté la loi qu’avait invoquée le croque-mort — en fait, une décision de la cour de la ville de Lille, qui, en 1997, ajouta une disposition sur les cendres à une règle qu’elle avait déjà adoptée concernant les ossements : l’occasion en était un procès intenté à une veuve qui avait retiré les cendres de son mari du cimetière pour les garder chez elle. De ce fait, il était devenu très difficile à la sœur du défunt, qui ne s’entendait pas avec la veuve, de visiter sa tombe. La sœur prétendait que la veuve avait enfreint la loi contre le déplacement des corps de leur lieu d’inhumation. Le juge, observant qu’une urne n’était pas, à la différence d’une tombe, un refuge permanent mais un récipient pour les cendres dont la vocation, comme il dit, étaient d’être dispersées, trancha que la veuve pouvait déplacer l’urne où bon lui semblait. Le croque-mort avait tort, ou n’avait pas suivi les dernières décisions de justice : ce ne sont pas les cendres, mais les ossements qu’on ne saurait diviser. Je n’avais encore jamais songé à l’opposition entre enterrer un corps et le brûler : par la première solution, on le fixe à jamais à un lieu — du moins le penset-on. Par la seconde, en revanche, on le transforme en quelque chose qui s’envole au moindre souffle de vent. L’urne est une manière de temporiser entre les deux, je suppose. Je connais plusieurs personnes qui gardent les cendres de leur père ou de leur mère dans des placards, ne sachant trop où les inhumer ou les disperser. Les parents étant votre point de départ, il est difficile de les imaginer plus à la dérive que vous. Mon amie, qui était née sur la Rive gauche et n’avait jamais envisagé de vivre ailleurs, imagina que, morte, elle allait devenir une partie de lieux que, de son vivant, elle envisageait seulement de visiter ; comme si, dans sa vie, elle avait répété son départ pour l’accomplir dans la mort.