Luminaire

Je ne suis pas fait pour le bref et le rapide : pour nous, de l’autre civilisation, ce qui importe est le long et le lent. Surtout le lent. 

Giuseppe Capograssi, Lettre à Pietro Piovani du 12 mai 1948. 

Où sommes nous ? et en quel temps ? j’ai connu tout petit garçon qu’il n’y avait pas de temps, que le temps était une maladie et qu’on ne guérissait que quand on s’était défait de lui. Tout se ressemblait, il n’y avait plus qu’une seule espèce d’homme. 

C. F. Ramuz, Vendanges, dans Œuvres complètes, Lausanne, Éditions Rencontre, vol. V, s. d., p. 177. 

... et le savoir généreux, qui, s’il n’est pas généreux, n’est pas vraiment savoir. 

Giambattista Vico, Lettre à Francesco Saverio Estevan du 12 janvier 1729, dans Epistole, a cura di Manuela Sanna, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2013, p. 142. 

 

Le divertissement, 2.
Le peu de temps, le peu d’espace de la mort. 

LES EXISTENCES MORALES sont d’une infinie délicatesse. L’encombrement des choses, des calculs et des comptes ne saurait leur rendre justice. Choses, calculs et comptes sont bien sûr nécessaires dans leur ordre ; mais dans leur ordre seulement, qui devrait laisser place à d’autres ordres. Quand cet ordre des calculs et des comptes refuse de laisser place à d’autres ordres, il devient divertissement étendu à toutes les dimensions de l’existence, ou plutôt exige que toutes les dimensions de l’existence se réduisent au divertissement qu’est en soi son extension. Nous avons consenti, les sociétés modernes ont consenti à son abus de pouvoir sur la vie. Voilà peut-être pourquoi la société où nous sommes peine à traduire les existences morales dans les corps, les espaces, les bâtiments, les lieux, et même dans le temps. Partout, nous avons construit, compté, calculé. Mais nous avons oublié ce qui n’aurait pas dû être oublié. Nous avons oublié notre condition même, et l’amour qu’on lui doit parce qu’elle est fragile et déroutante. La pensée s’en est détournée ; une pensée sans passé, une pensée sans avenir. Ce que nous avons oublié, c’est précisément l’incalculable, c’est-à-dire — le paradoxe n’est qu’apparent — ce sur quoi et avec quoi nous pouvons, nous devons toujours compter. 

La mort est innombrable, elle est incalculable, et elle est singulière. Elle est aussi riche d’enseignements, non pas sur ce qu’elle serait (qui le saurait ?), mais sur la vie elle-même et ce qui la soutient : sur la matière dont la vie est faite, sur celle dont elle procède — somme toute, sur une forme de continuité ou de parenté, on ne sait comment dire, entre deux interrogations dont la vie est l’épreuve, et dont elle est le lien. Appelons existence morale ce qui se sait aux prises en nous avec l’incalculable; et devoir, au sens le plus haut, la mémoire constante de ce soubassement abyssal qui nous oblige. À quoi nous oblige-t-il ? À ne pas vivre en étrangers à notre condition même : chacun soudain rattrapé (ou bien lentement rejoint), à l’heure dite, par ce qu’il ne pourra jamais maîtriser, ses « propriétés » ne lui servant tout à coup de rien, au terme de la finitude dont il voulait se divertir. C’est lui-même qui vient surgir à ses propres yeux comme un drame et une histoire irrémédiables. La valeur de l’obole pour le passage n’a jamais été précisée — sinon par les termes les plus vagues, quoique désignant les réalités les plus tangibles, justice, attention ou charité. Bref, la capacité de veiller au bonheur à vivre, en retenant le moins possible pour soi. Le devoir ou la mémoire (c’est-à-dire le non-oubli de l’incalculable) font du monde lui-même un jugement, quand nous croyions qu’il n’était qu’un objet à constituer. La part d’énigme est grande, mais la volonté moderne de l’étouffer, éperdue et comme forcenée. D’où sa gaucherie quand l’énigme est là. Elle résiste à son projet. 

On se rappelle le Baudelaire de Mon cœur mis à nu : « Théorie de la vraie civilisation. Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel. » On ne saurait dire critique plus ironiquement sévère. Foin de tous les « progressismes », mais au fond de toute la société moderne se mirant dans ses succès — contemplant, comme dit encore Baudelaire, « sa triviale image sur le métal », qui est évidemment bien plus que la plaque photographique du daguerréotype que sa colère visait alors. N’avoir pas reçu son âme en vain, comme dirait le psaume (ceux qui l’ont oubliée sont les « imbéciles » de Bernanos, les grands fourriers d’une société imbécile : « imbécile », un terme technique, exclusivement technique, descriptif, pas un jugement de valeur, car il ne saurait y avoir de « valeur » dans un monde qui renoncerait à être imbécile, comme il ne saurait y avoir d’imbécillité dans un monde qui renoncerait à la « valeur » — seul projet raisonnable d’un nihilisme s’il était cohérent). Hors de ce qui relie à l’incalculable, il n’y a pas de civilisation. Et si tant de signes, de recherches et finalement de preuves apportées par tous les peuples mettent la mort à l’origine, mettent à l’origine la difficile négociation avec la mort et l’énigme, s’ils mettent à l’origine la difficile présence d’un temps trop vaste pour la vie mais où celle-ci plonge sa propre vie et les productions de sa propre vie, c’est à tout l’opposé d’une civilisation que nous avons donné naissance, c’est à une décivilisation que nous avons donné naissance. À quoi auront servi tant d’avertissements, dans les faits, hélas, et dans les œuvres ? Giuseppe Capograssi écrivait à sa fiancée, le 22 décembre 1919 : « S’annonce, ma Giulia, le temps du retour des barbares, que Vico entrevoit profondément, en plongeant son regard humble et terrible dans les profondeurs les plus inexplorées de l’histoire et de la Création. Tu vois cet épouvantable engorgement de forces, de tendances, de désirs, d’attentes, d’idéaux : ils se rencontrent, se heurtent, se combattent, se mélangent, et ils ne savent ni où ni comment trouver un équilibre nouveau. S’est répandu dans la masse de certaines fractions du peuple le désir incertain de choses nouvelles, un amour inquiet et confus de nouveauté, qui est le signe d’un déséquilibre profond, d’une absence immense d’harmonie intérieure, d’une rupture de l’harmonie intérieure de l’âme. La paix intérieure qui manque se reflète à l’extérieur, et l’extérieur social est une agitation océanique de passions et d’aspirations qui ne parviennent pas à trouver leur équilibre et leur satisfaction. » Quand bien même nous croirions naïvement à la bonté intrinsèque de telle nouveauté (ou du moins espérions en elle), à la promesse propre aux siècles mécaniques, rien ne bouge de ce qui ne bouge pas, rien ne bouge au fond de l’oubli où nous rêvons désormais, par défaut, de nous perdre — et qu’on n’en parle plus. 

pdfLire la suite de...Luminaire.