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C’était une très bonne idée d’alphabétiser les gens. L’auteur de ces lignes, sans cela, eût sans doute eu la main à la charrue, ou la main à la mine (en eût-il été moins heureux ? et cela eût-il mieux valu dans le schéma général du monde ou les desseins éventuels de la Providence ? Puzzling question). Depuis que les révolutions — l’anglaise, l’américaine, la française, la française surtout — se sont aperçues qu’il y avait quelque nécessité à savoir lire et écrire (compter, éventuellement) si l’on voulait sortir des systèmes anciens et définir le peuple autrement que comme un sujet, l’entreprise a connu sa vitesse de croisière. On a même rendu l’enseignement obligatoire.
Le résultat, sur la durée désormais presque longue, n’est pas convaincant. Il est vrai que des soubresauts récents, datant du dernier demi-siècle, avec pour slogan, mettons, un mot malheureux de Barthes parlant du « fascisme de la langue », n’ont pas secondé une intention primitivement (et même primairement, comme l’école) très louable. L’alphabétisation demeure en suspens ; et elle sait moins que jamais à quel objet se vouer. Des livres ? On verra dans les textes qui suivent que cela ne va pas de soi ; et même que la nature intrinsèque de cet objet dénonce obstinément mais sereinement ce que les sociétés dites avancées mettent dans la tête et les comportements de leurs administrés-consommateurs. Une chose inquiète : si l’on considère par exemple la Venise du XVIe siècle (rappelons-nous notamment, parmi tant de travaux éclairants, ceux d’Alessandro Marzo Magno), on y rencontre plus d’esprits familiers de la chose écrite qu’actuellement en France. La literacy, comme dit le souvent génial exotisme anglais, à savoir précisément cette familiarité, s’est plutôt étiolée dans le terreau de l’alphabétisation de masse. On s’efforce de dissimuler le phénomène sous toutes sortes d’enquêtes (elles créent des emplois de sociologues) : ainsi sur les « pratiques de lecture » des Français, qui se gardent d’interroger avec précision les choses lues, et se contentent de recenser l’activité consistant à suivre des yeux des signes alphabétiques (dans le meilleur des cas) imprimés sur une page. Juger des formes et des contenus? Horresco referens. On demande la prise en compte, dans l’étude, des étiquettes de supermarché. — Mais enfin, puisqu’il s’agit de sociologie (rien n’est moins sûr), sociologisons. Que voit-on ? Ceci :
D’une part, ceux qui ont le plus reçu de l’école alphabétisante, ceux qui, comme on dit, ont fait des études, se trouvent totalement laminés (avec leur consentement : ils ont choisi leur idole) par les rythmes du travail auquel ils président. En d’autres termes, ceux qui seraient, par chance, mérite ou « destin » — simplifions : par chance —, les plus capables d’incarner cette literacy et les exigences comme les fécondités qu’elle implique, sont ceux qui s’en trouvent, par choix ou par obligation — simplifions : par choix —, les plus éloignés. Chez eux, l’illettrisme a considérablement progressé. Il se fait souvent gloire de l’être, du reste, car il va de soi que la « réalité », que le « pragmatisme » n’a que faire des « lettres » (mais enfin, dans quel monde vivez-vous ? — Le vôtre, hélas). En des termes plus classiques : les « élites » sont illettrées, précisément parce que leur interprétation de l’alphabétisation au crible du calcul les a d’abord rendues prétendument réalistes (c’est-à-dire attentives à leur propre confort), avant de les ranger dans le tiroir toujours utile de la sottise servile. Imaginer un mouvement opposé est désormais délicat : ce n’est pas impunément qu’on accepte l’hébétude. Elle laisse des traces. (Imaginez : on manque de temps pour réfléchir, croyez-vous que la vie soit facile ?) Le seul sursaut demeurant dans cette population, c’est celui qui, par instinct réflexe — simplifions : par instinct social et addiction à la prébende —, oblige sa progéniture à étudier le latin dans des établissements peu délinquants.
D’autre part, ceux qui ont, dans un monde bien fait, la charge publique des livres, et qu’on appelle éditeurs, ont voulu tirer parti de la situation nouvelle. L’aubaine était de taille. L’illettrisme aidant, on pourrait publier n’importe quoi. Avec un zeste de mystique de l’entreprise (sauvegardons les emplois, le secteur, avec l’État aussitôt terrorisé par un projet de mégaphones ambulant dans les rues, des ministres rasant les murs et prêts à signer toutes les pétitions militantes par prévarication — simplifions : par trouille à l’état liquide), on concocte une très belle recette : faire lire. De la nullité, de la sottise, qu’à cela ne tienne. Ce n’est pas une école (par exemple) équipée en tablettes et connexions par un ancien président de Conseil général qui verra la différence. On peut même inventer des fêtes, où des piles de livres (ceux du journalisme promotionnel et stipendié) se vendent comme des saucisses (ne médisons pas des saucisses). Décision efficace : d’un côté, la cavalerie est en marche, on peut publier par tombereaux, de l’autre, on réduit les coûts. L’illettrisme chic sera bientôt suivi par l’illettrisme populo (cela fait bien trente ans ans qu’ont disparu les « petites écoles » du Parti communiste, et presque autant la bibliothèque — illustration parmi d’autres — des usines Peugeot à Sochaux, le Comité d’entreprise-expression-de-la-base ayant préféré financer des voyages à Disneyland ou aux Seychelles — les Seychelles, mais attention ! par accumulation de points). Et, « en interne » (la réalité a désormais deux faces : « en interne » et « à l’international »), on fait des économies d’échelle : suppression des « éditeurs » (au sens anglais encore), suppression des « correcteurs », suppression d’à peu près tout qu’on croyait nécessaire jusqu’alors pour qu’un livre fût un livre.
Que si des grincheux élèvent la voix, on leur répondra par une idée d’une souplesse de contorsionniste, celle de démocratie. Regardez, leur dit-on, ça se vend. Les gens en redemandent.
CQFD. Et ne tirez pas sur la corde : c’est déjà bien beau que des gens veuillent lire. Foin de vos distinctions de qualité. Quelle suffisance ! Qui êtes-vous pour vous prétendre au-dessus de l’égalité ?
Ce raisonnement a du génie. C’est ainsi que les auteurs euxmêmes peuvent être totalement illettrés ; et que la plupart le sont, sans bien sûr s’en apercevoir, tant la béatitude d’être soi est grande. Cela ne risque pas d’enrayer la machine, bien au contraire. Comme s’il fallait que les lettres aient un rapport avec les lettres — et quoi que ce soit avec quoi que ce soit. Désormais, par bonheur, nous avons une conception accueillante de la cohérence.
On ose à peine bredouiller un désaccord. On craint le crime de lèse-démocratie. Peut-être finira-t-on par la décrocher, cette place de serveur dans un cocktail d’entreprise.
C. C.