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Venise, la trahison.
EN DÉPIT des invocations furieuses de Filippo Tommaso Marinetti, personne finalement n’a tué le clair de lune, qui est même plus brillant et postiche que jamais (1). «Que vienne enfin le règne de la divine Lumière Électrique, pour libérer Venise de son vénal clair de lune de chambre meublée », s’écriait le poète il y a plus d’un siècle, répudiant « l’antique Venise exténuée par de morbides voluptés séculaires », et réduite à « un lit défoncé par d’innombrables caravanes d’amants (2) ». Cette splendeur languide coule au contraire sur Venise comme le maquillage liquéfié par la chaleur et la maladie sur le visage d’AschenbachBogarde mourant, et le change en masque obscène.
Pourtant, si Marinetti à l’époque atteignit lui aussi sa cible, sa voix électrique — qui rêvait de « ponts de métal » et d’« usines chevelues de fumées (3) » — n’a pas effacé la mollesse décadente contre laquelle il se déchaînait ; il s’est simplement rangé à côté de cette construction romantique. En sorte, depuis lors, que Venise a été affligée d’un monstre bicéphale rassemblant des cauchemars opposés : le premier, futuriste et d’acier, s’est développé à Marghera, et l’autre, malade et indolent, s’est dévoilé sur le fond abyssal du protagoniste de Mort à Venise.
Mais si les usines — qui rugissent là où rugissait autrefois le lion de Saint-Marc — sont le signe d’un progrès rendant difficile le retour en arrière, la lune en moplène est au contraire le produit d’une trahison, d’une erreur impardonnable du romantisme qui voudrait voir en Venise une ville languide et mourante ; mais c’est du maquillage, pas très différent de celui d’Aschenbach épuisé sur la plage de l’Hôtel des Bains, au Lido, étourdi par une langueur qui se manifeste comme une fièvre opiacée, oppressé par une chaleur dense et levantine, à distance des géométries et des précisions allemandes.
Mais Venise est tout autre chose, et l’a été pendant des siècles.
Venise est une ville multiple et disponible à une lecture à plusieurs niveaux ; elle est une ville de pouvoir, d’art, mais aussi et surtout une ville d’eau et de lumière, une capitale du plaisir, un aimant pour les peintres, les marchands, les architectes, les musiciens et les écrivains, les libertins et les prostituées. Bref, bien différente du mythe romantique et décadent : Venise a été une ville fourmillante de vie, pendant des siècles ; et tout y fut toujours échanges et plaisirs.
Née d’un groupe de visionnaires fuyant les barbares qui faisaient main basse sur l’Italie, Venise choisit la marée et le vent, tandis que le monde qui l’entourait se liait intimement à la terre, devenait féodal et par là-même immobile et sourd.
À cet Occident obscur, Venise tourna décidément le dos pour construire son empire sur les routes du Levant, survolant l’histoire occidentale, de la chute de Rome au seuil de l’époque moderne. Elle inventa pour elle une architecture institutionnelle sans exemple, se fit habile commerçante et politique plus habile encore. Elle inventa la Lagune, artifice entièrement humain, en créant un destin différent pour les velmes et les barènes, et en veillant sur lui avec une sagesse et une patience infinies. Mais quelque chose finit par se rompre : l’ouverture des routes océanes la relégua soudain à la périphérie du monde, tandis que la chute de Constantinople bouleversait la rive orientale de la Méditerranée. Venise s’accrocha encore à l’histoire, et résista ; elle résista encore pendant des générations. Quand le crépuscule l’enveloppa, elle s’inventa capitale européenne du plaisir, s’amollit mais se défit. Vint Napoléon, et il vainquit ; il y eut le grand saccage. Les lions de Saint-Marc furent brisés. Puis les Autrichiens éteignirent la lumière.