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LES DEUX TEXTES que nous traduisons ici ont désormais pour nous valeur d’apologue (il suffit de les lire pour s’en convaincre, du moins peut-on l’espérer). Geno Pampaloni (1918-2001) fut un grand critique littéraire, mais ce n’est pas en tant que tel qu’il s’exprime ici : il parcourt simplement quelques étapes de ses souvenirs ; celles-ci le ramènent en l’occurrence au moment où il avait vingt-trois ou vingt-quatre ans et tâchait de poursuivre sa vocation propre de journaliste, tout en portant l’uniforme d’une armée qu’il n’aimait guère.
Le personnage qu’il met en scène, Giovanni Ansaldo (18951969), eut un destin contrasté (mais non pas singulier : son itinéraire, hélas, s’est rencontré maintes fois). À l’issue de la Première Guerre, où il combattit dans les tranchées, il collabora au quotidien socialiste génois Il Lavoro, et prit une part importante à La rivoluzione liberale (1922-1925) de Piero Gobetti, dont il était l’ami. Il signa lui aussi le Manifeste des intellectuels antifascistes de Croce. Et il eut quelques ennuis avec le régime.
Il comprit alors qu’il valait mieux troquer l’idéal pour la réalité ; donc pactiser avec ce régime désormais bien établi, et se mettre du côté du manche. Grand journaliste et grande voix de la période, assurément, et parfait exemple de conscience malheureuse, dans le vaste théâtre de marionnettes, c’est-à-dire d’âmes basses et d’assassins ordinaires ou non, du régime fasciste (peut-être faisait-il partie, au fond, de ceux que Salvatore Satta appelle, dans le De Profundis, des hommes traditionnels). Le regard de Pampaloni va évidemment plus loin, et c’est en cela qu’il est remarquable. Il décrit aussi un mode d’être, sans s’aveugler, mais en tâchant de remonter ce qu’on peut dire et faire d’un peu plus estimable à partir du constat de la réalité défigurée, grimaçant sous le masque: «Avec son prestige et son intelligence », écrit-il d’Ansaldo, « il a fait du mal à beaucoup de monde. Et pourtant, si je pense à la désinvolture de caméléon avec laquelle certains jeunes collègues d’aujourd’hui vont dans le sens du vent, je dois reconnaître qu’Ansaldo, avec tout le mal qu’on peut dire de lui, avait une conscience plus sévère de la culture de la bassesse. »
Il n’est pas certain, en matière de journalisme et en bien d’autres domaines (mais en matière de journalisme surtout, c’est l’évidence) — il n’est pas certain qu’il faille réserver cette analyse à un homme ou à une période. La bassesse a la vie dure, sous toutes les guises, les temps fussent-ils extérieurement moins troublés. Celle d’Ansaldo, du moins, était parfois capable d’autre chose — au-delà même de ce terrible aveu, dont beaucoup aujourd’hui seraient loin d’avoir la force: «L’odeur de l’encre et le crépitement des linotypes [me sont] indispensables pour survivre, plus encore que le respect de moi-même. »
Terminons sur une note plus aimable, même si son application au présent risque de ne pas l’être ; et empruntons-la à un moment lui aussi plus aimable de la carrière d’Ansaldo, celui de sa collaboration à La rivoluzione liberale de Gobetti. On lit dans le numéro consacré à l’Angleterre2 (« Che cos’è l’Inghilterra », la question n’a pas vieilli), ces quelques lignes initiales de l’article d’Ansaldo, «Richiesta di informazioni su Mahatma Gandhi » : « C’est exactement cela. Au lieu de fournir des informations sur Gandhi, j’en demande. Je n’en ai pas encore eu de précises.» Suit un article aussi pénétrant que superbement écrit. — Bel exemple de méthode ; et, revenu à l’année 2017, on lit, on regarde le présent — autant dire qu’on caresse des chimères.