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ON EMPLOIE LE TERME D’ÉTAT LIMITE en psychopathologie et en clinique psychanalytique pour désigner une personnalité qui n’est pas structurée intérieurement de façon suffisamment cohérente et solide en raison de conflits intérieurs qu’elle n’est pas parvenue à identifier, et donc à dépasser. Le moi est pris entre plusieurs exigences contradictoires, paralysé, et il se trouve d’autant plus désarmé pour faire face aux nécessités de l’existence. Depuis quelques années, j’ai émis l’hypothèse qu’on avait affaire aujourd’hui à un nouveau type d’états limites, que j’appelle « états limites actuels », qui émergent à la frontière entre le psychisme individuel et le monde environnant, lorsque les injonctions et les sollicitations sociales entrent en conflit avec l’économie psychique d’un sujet et deviennent pour lui effectivement insupportables. J’entends l’adjectif « actuel » au sens où il a été utilisé par Freud dès les débuts de son œuvre pour désigner les troubles psychiques provoqués par des blocages survenant dans la réalité(1).
J’ai rencontré et décrit ce type de pathologie chez des personnes souffrant de ce que j’ai appelé la tyrannie du paraître, étant donné que, psychologiquement, elles se sont organisées avec un certain idéal de retenue, de discrétion, et que l’obligation actuelle de se montrer pour exister les met régulièrement en difficulté ou leur rend la vie impossible(2). Il en va de même pour les personnes peu dispendieuses, qui répugnent à effectuer des achats inutiles, et que leur entourage, la publicité et le milieu ambiant contraignent d’acquérir les derniers produits à la mode, de se procurer de nouvelles tenues à chaque saison, et d’entrer dans une économie de marché insatiable, souffrant cette fois de ce que j’appelle la tyrannie de la consommation. Que dire alors de la tyrannie de l’information dont on se préoccupe assez peu, alors qu’elle s’exerce à un degré jamais atteint, sauf dans certains régimes totalitaires, au point de polluer les esprits de façon permanente sans que l’on sache très bien comment les en dégager ?
Une tyrannie insidieuse.
Je partirai d’un slogan simple et provocateur que certains commentateurs invoquent pour nous rassurer — «trop d’information tue l’information» —, laissant entendre que nous n’aurions rien à craindre de cette inflation puisqu’elle se neutralise elle-même. Le slogan est assez juste en effet si l’on s’en tient à son contenu manifeste, dans la mesure où, à la longue, on finit par ne plus prêter attention aux nouvelles qui sont débitées à longueur de journée, au point de les considérer comme un bruit de fond rassurant et d’y voir un remède à la solitude. Pourtant il est difficile d’en rester là, car, d’un simple point de vue humain, trop d’information tue surtout... la réflexion, la pensée, la libre circulation des idées. Comment peut-on réfléchir, prendre une certaine distance, quand une nouvelle succède immédiatement à une autre, quand on est assailli de publicités, de commentaires en tous genres, de sollicitations les plus diverses ? Car même si ce flot ininterrompu perd de son intérêt à la longue, l’esprit humain est ainsi fait qu’il ne dispose guère de moyens pour se défendre et se laisse envahir, imprégner solliciter bien plus qu’on l’imagine, au point qu’il finit par en devenir l’otage. La précipitation des annonceurs est telle qu’ils en arrivent souvent à dire et se dédire en un laps de temps de plus en plus court, et ils le font de telle façon qu’on n’a pas toujours le loisir de vérifier. Je ne donnerai qu’un simple exemple, à propos du journal Le Monde considéré comme un informateur plutôt fiable. Le vendredi 16 décembre 2016, il écrit en première page : « Justice : Affaire Tapie, des témoignages accablants pour Sarkozy et Fillon.» Et le lendemain, 17 décembre, seul le lecteur attentif pouvait trouver en bas de la page 8 et en très petites lettres ce rectificatif : « Le titre Affaire Tapie [...] était incorrect ; nous aurions du écrire : “Affaire Tapie, des témoignages accablants pour Lagarde”. » J’ajoute que les témoignages accablants en question se sont avérés l’être beaucoup moins dans les numéros qui ont suivi, puisque le jugement a été relativement clément. Ce type d’information précipité est voulu pour capter l’attention, faire de l’audience, et il est devenu monnaie courante aujourd’hui.