Liminaire

Le divertissement, III : l’information.

 

VOICI QUE SE REFERME LE TRIPTYQUE dont le premier volet empruntait ses termes à Pascal, et à l’analyse prémonitoire que Capograssi faisait de la société d’après guerre, en parlant de désubstantification de l’individu. Le second s’intéressait à la condition la plus décisive de l’histoire humaine, celle de l’évidente disparition à laquelle nous sommes promis, parce que c’est elle qui donne à la considération la force de constituer une expérience véritable et unitaire, et d’inviter, en somme, à l’amour de la vie, de ses fidélités et de ses engagements : il évoquait ce que nous avons fait de l’espace et du temps de la mort, et les efforts que les sociétés modernes ont multipliés pour se divertir d’une si vertigineuse présence. Ces questions se relient à beaucoup d’autres, puisqu’il s’agit toujours de l’usage du temps, et de la propension du nôtre — si l’on peut s’exprimer en ces termes — à l’inconstituer. Ce qu’on appelle information nous semble s’y employer, être même l’instrument le plus acéré pour installer le divertissement comme l’état naturel de nos esprits, conformément à l’obsession d’un perpétuel présent dont la substance étrange est, jusqu’à la compulsion, la péremption marchande. 

Giuseppe Tognon, dans une conférence encore inédite prononcée cette année, L’injustice de l’école démocratique et la liberté éducative, énonçait un problème dont les ramifications couvrent tout l’espace des vies ; il l’énonçait à propos des formes et des contenus de l’enseignement, mais ne pouvait que rencontrer la question de la peur et de la morosité profondes caractérisant notre temps (la peur, «l’enveloppe de la vie contemporaine », écrivait Morand). Son application au thème initial de ce numéro n’a rien de difficile, tant il est vrai que l’aplatissement du présent sur lui-même affecte l’idée même de toute considération, à commencer par celle que nous évoquions dans le numéro antérieur : 

Ce qui émerge de plus en plus nettement dans nos sociétés est le malaise devant la perte de l’horizon ontologique de la vie et la difficulté à réfléchir sur l’éducabilité de l’homme face à la question de la fin de la vie. Le paradoxe dont nous sommes chaque jour les artisans est de vouloir faire de la connaissance — élément immatériel par définition — l’antidote contre la mort, mais de considérer l’immortalité comme une question individuelle et matérielle, et non comme une dimension spirituelle collective, comme elle le fut pendant des millénaires. La privatisation de la mort a détruit les rapports entre les générations, qui sont une médecine sociale puissante, et a enfermé les idées dans un cimetière, où les vivants et les morts ne peuvent se tenir la main et n’ont pour seule possibilité que de s’éloigner les uns des autres. On a perdu la capacité d’opposer à la mécanique de l’espace la dynamique de l’attente, et l’on est retombé dans une physique qui s’aplatit sur une seule figure possible, descriptive, du temps. 

Si la vie physique et mesurable des individus est la seule vie possible, et la reconnaissance ici et maintenant par les contemporains la seule chose qui compte, notre liberté perd tout horizon ontologique et nous livre pieds et poings liés à la peur de la mort. Comment peut-on enseigner à apprendre si l’on se concentre uniquement sur l’analytique du fait ? 

L’information est cette « physique qui s’aplatit sur une seule figure possible, descriptive, du temps ». Encore n’est-il pas sûr qu’elle décrive quoi que ce soit. Il ne s’agit pas d’en instruire le procès, comme du journalisme en général. Beaucoup d’autres s’en chargent, ou du moins proposent une analyse critique du phénomène, souvent avec justesse. Il s’agit seulement de savoir un peu mieux ce qu’elle vise, et le monde qu’elle contribue à produire. 

Bien sûr, en parler comme d’un phénomène massif, au sens d’unitaire, est se simplifier abusivement la tâche ; on fera droit à toutes les différences qu’on voudra, comme à toutes les modalités de l’exercice d’un métier. Mais ce n’est pas le lieu ici — encore une fois, il en existe d’autres où ces questions sont traitées — d’évoquer par exemple le problème des fake news, ou l’appauvrissement économique et intellectuel de la profession, la concentration de l’actionnariat entre quelques mains, la collusion promotionnelle et publicitaire engluant le dit et le montré («La débauche de clarté illuminant tous les BerlinOuest corrompus de la terre n’a pour seul effet que d’accroître les ténèbres », écrivait Ernst Bloch dans Le Principe Espérance), ou encore la prétendue « révolution technologique » et ses conséquences. D’autant que l’on peut penser, à titre d’hypothèse un peu plus souriante, qu’il est toujours loisible de ne pas confondre la production de l’information et ses moyens de diffusion, qui eux sont toujours au service d’intérêts particuliers ou partisans, et par quoi nous faisons l’expérience de toutes les potentialités despotiques de la démocratie. Et il est loisible aussi de ne pas croire que produire de l’information, en admettant que ce soit le propre du journaliste, puisse se réduire à porter à la connaissance du plus grand nombre des faits avérés, sans le moindre résidu ni l’odeur des naissances troubles, après quoi on retournerait à ses affaires. Ce qu’il convient de déterminer, c’est en effet le monde produit, les conséquences sur la forme des vies, puisqu’il s’agit bien, nous dit-on, de les informer. 

Il faut pour cela — et en commençant par le plus simple — disposer notamment d’une théorie du scandale, c’est-à-dire d’une considération ontologique de la dimension publique de ce qu’on énonce. Ce qui est révélé comme scandale, avec tous les intérêts et les demi-jours affectant ce mot, agit toujours comme ferment de défiance à l’égard de l’être des choses, désagrège la confiance de vivre, à commencer par celle des plus simples et des plus fragiles, ce qui est peut-être la conséquence propre des régimes postulant l’égalité comme un droit — y compris l’égalité de « connaissance » —, et l’information comme le moyen d’établir ce droit ; des siècles et des auteurs anciens s’y connaissaient, qui se méfiaient de ces fausses lumières : « ... dans les républiques », écrivait Eneas Silvius Piccolomini dans le souvenir de Platon, « la politique est dominée par les soupçons... les hommes soupçonnent toujours que les autres font ce qu’ils feraient eux-mêmes », d’où suit l’abaissement nécessaire des formes où croire percevoir la vie, leur mesure égarée dans la tautologie d’une unique dimension. 

Il est décisif par exemple de se demander quel effet la délivrance d’une « information » que l’on prétend avérée peut produire, sans croire naïvement (ou en s’en lavant les mains) qu’on a enfin touché la vérité et qu’elle peut s’exhiber à tous les regards dans sa prétendue nudité. C’est même souvent passablement irresponsable. Nous n’y revenons pas, ayant consacré un numéro ancien mais « toujours actuel », en 1996, à ce thème du scandale. Non, ce qui nous intéresse ici, s’agissant de divertissement, c’est le fait que le système de l’information soit dans ses effets, et sans doute même dans sa nature et ses opérations de production, le système de l’inattention, ou plutôt l’inattention comme système. Et, comme telle, l’information la plus « désintéressée » et « objective » est parfaitement accordée aux modes dominants de consommation du monde — leur servante idéale, même les rares fois où elle entend les dénoncer. 

Oui, l’inattention comme système. 

Non seulement parce que chacun peut vérifier, à hauteur d’expérience à laquelle l’information veut trop souvent se substituer, l’approximation ou l’erreur par lesquelles celle-ci se caractérise, véritable école d’inadéquation aux dimensions et à la temporalité de la réalité ; non seulement parce que ce qu’elle donne à percevoir a très peu de rapport avec la vie, et que l’ensemble de ses modalités vise objectivement, et parfois intentionnellement, à prétendre que la vie se réduit à ce qu’elle en dit : à cet égard, la propension des « médias » à ne parler que des « médias » et de la part du monde susceptible d’être saisie par eux, ou plutôt de s’y conformer, a valeur de symptôme, la « revue de presse » étant l’exemple consternant de cette boucle tautologique, qui nous informe essentiellement de l’existence de l’information et de la progression irrésistible de l’espace qu’elle conquiert sur les vies ; non seulement encore parce que la création de « l’information en continu » vient parachever le phénomène de la façon la plus consciente et peut-être la plus cynique — les slogans publicitaires eux-mêmes avouant sans scrupule la conception du monde qui se trouve en jeu : « France Info, le réflexe info », qui donne une image suffisamment claire de l’anthropologie sous-jacente qu’on espère, ou encore « L’information ne s’arrête jamais » (terrible menace !), qui se substitue ouvertement à ce qui définit l’effectivité du monde, à savoir le passage du temps, et à la saveur que ce monde peut avoir en nous, sans médiation. 

Mais aussi parce que ce qui est ainsi «délivré» ne peut jamais, de minute en minute, d’heure en heure, et jour après jour, se constituer en expérience : celle-ci est atomisée, diffractée, mise dans l’incapacité d’être lieu humain et patient de l’accueil du monde. L’information y devient l’opposé de la connaissance; et ce qui prend la place, à la fois terriblement encombrant et sans emploi, loin d’accroître le sentiment d’une participation, à la façon paulinienne selon laquelle la loi (la «connaissance», pourrait-on dire), permet la conscience du péché et donc de la fascinante consistance du monde, interdit d’en avoir le moindre, cette participation se ferait-elle sous le mode de la prière, de la méditation, de la culpabilité, de l’espérance ou de l’entraide. En sorte que l’information, en elle-même inutile et incertaine, est liée bien davantage à la permanence du secret, au pouvoir, à la police de la vie ; et, par ses procédures, à ce qu’on pourrait appeler le « déconcernement », la non-constitution concomitante de l’expérience — quand ce n’est pas à l’élaboration de chimères et de peurs devenues dans l’esprit plus convaincantes que la réalité dont la vie peut faire l’expérience et connaître la mesure. 

Quel écho, parfois, donné jusqu’à l’hystérie à ce qui n’eût fait aucun bruit, gardant la justesse de ses proportions ! Et, toujours, quel service rendu au pire ! On ne peut impunément réduire la réalité à la forme qu’impose une procédure ; c’est la mutiler de sa part essentielle, de son avenir, et se mutiler soim-ême de sa part d’intelligence critique, empêcher le travail de la considération. « Là où manque l’espérance, il ne reste plus de place pour l’inquiétude », écrivait Leopardi. L’information, à cet égard, constitue l’une des mutilations les plus considérables du regard humain. 

Cependant les journalistes sont convaincus qu’ils font plus qu’exercer un métier : qu’ils ont une mission — ce qui les dispense souvent de bien des points de déontologie ; et ils sont convaincus de la bonté de leur mission, comme s’ils représentaient ici-bas la part de pureté qui manque à un monde d’intérêts, et incarnaient la vocation véritable après faillite des autres: ils seraient en somme la voix de l’immanence du monde. Étrange et navrante prétention, si factice que de nouveaux moyens de communication n’ont aucune peine à leur faire concurrence: car il n’est jamais difficile d’ajouter un degré supplémentaire à la fabrication de l’artifice. 

Ingeborg Bachmann, dans Trois sentiers vers le lac, nous faisait lire le dialogue entre Élisabeth, une photoreporter, et son amant, Trotta : 

Tout ce qu’ils [ses collègues journalistes] faisaient à ce moment-là, elle le considérait comme la seule attitude juste, il fallait que les gens apprennent, de façon précise, ce qui se passait là-bas, et il fallait qu’ils voient ces photos pour « être secoués, réveillés ». Trotta dit seulement : Ah bon, il le faut ? Ils le veulent ? Réveillés, seuls le sont ceux qui peuvent imaginer tout ça sans vous.Tu crois vraiment qu’il faut me faire des photos de villages détruits et de cadavres pour que je me représente ce qu’est la guerre, ou bien de ces enfants indiens pour que je sache ce qu’est la faim ? Qu’est-ce que cette prétention stupide ? [...] Toi et tes amis, ce n’est pas ainsi que vous mettrez fin à cette guerre, les choses évolueront autrement, vous n’arrangerez rien, je n’ai d’ailleurs jamais pu comprendre les hommes qui peuvent regarder ce pâle reflet de la réalité — non, cette réalité falsifiée, dont on fait la plus monstrueuse irréalité, on ne regarde tout de même pas les morts pour stimuler son sens moral. Quand j’étais au Soudan, la seule chose que j’aie remarquée, c’est une inscription qu’on voyait partout, destinée à tous ces Blancs, les seuls à ne pas connaître la pudeur, et notifiant qu’il était interdit sous peine de punition sévère de photographier des human beings. Le Nil et tout le reste, je l’ai oublié, mais pas cette interdiction. [...] Dans la réalité, c’est tout différent. Alors, faire ce genre de chose uniquement pour que les gens, oubliant un instant leur tasse de café, murmurent oh, comme c’est affreux ! et il y en a quelques uns qui au moment des élections iront donner leur voix à un autre parti, mais ils le feraient de toute façon, non ma chère, ce n’est pas moi qui considère que les hommes sont fondamentalement mauvais, dénués de toute possibilité de comprendre quoi que ce soit, et qu’ils sont perdus pour toujours, c’est toi qui le fais, sinon tu ne penserais pas qu’en plus de quelques préceptes, ils ont besoin de reportages et de « matériel dur ». 

Inutile d’épiloguer. On assiste à un prodigieux gâchis, et à une prodigieuse destruction de l’expérience. Il pourrait en aller tout autrement. Sans doute suffirait-il de fermer la nuit ; et le jour, d’écouter sans bruit, sans écho, et de recentrer, d’unifier en soi pour comprendre. Oui, trouver l’exacte région de la responsabilité, et s’y vouer. 

C. C.