I. — TOUT SYSTÈME JURIDIQUE aspire par nature à la justice, et ne cesse d’y aspirer, étant donné qu’une coïncidence absolue entre droit et justice est théoriquement impen sable, ne serait-ce que du fait que le droit, le système juridique, est dans une large mesure quelque chose de temporel et de terrestre, alors que la justice, dans sa substance même, est un idéal, une vertu morale. Ici, et sans prétendre affirmer des choses nouvelles, mais dans la seule intention de montrer une part infime de l’immense problème sous un aspect qu’on ne met généralement pas en lumière, nous voudrions décrire une forme particulièrement dramatique sous laquelle l’aspiration du droit à la justice s’est présentée dans l’histoire. Cette forme — à laquelle nous entendons nous référer — est représentée par l’opposition constante entre, d’un côté, l’idéal d’une justice comprise comme garantie de la stabilité des rapports humains et de leur évaluation sur un plan d’égalité, et de l’autre, l’idéal d’une justice comprise comme garantie de l’appréciation individuelle et parfaite du cas concret, unique et singulier. Or, ces deux idéaux, inséparables du concept même de droit, l’idéal de certitude — qui fait aspirer à la plus grande détermination possible et donc à la plus grande objectivité possible de l’ordonnancement — et l’idéal de concrétude — qui fait aspirer à la plus grande flexibilité et à la plus grande indétermination possibles de l’ordonnancement —, sont des idéaux, disions-nous, tendanciellement opposés. En menant en effet la première exigence à ses dernières conséquences, on arriverait à l’absurdité d’un système juridique si rigide qu’il pourrait être appliqué mécaniquement et exclurait totalement du même coup, c’est l’évidence, l’évaluation réelle et historique de l’individu et de ses problèmes propres. En menant à la limite, à l’inverse, la seconde exigence de justice que nous avons mentionnée, celle de la concrétude, on aboutirait à l’autre absurdité que serait l’abandon au juge de l’appréciation de chaque cas particulier, sans la limitation constituée fatalement par l’existence de règles prédéterminées : ce qui coïnciderait évidemment avec la négation du système juridique.
Afin de donner plus de relief au sujet choisi, on a bien sûr exagéré les deux tendances présentes au cœur même du droit — au point qu’en apparaît avec une évidence incomparable la nature radicalement complexe. Mais il faut dire aussitôt que toutes les expériences juridiques qui se sont réalisées sur le plan historique, sous quelques cieux et en quelque époque qu’on voudra, n’ont, bien sûr, jamais opté exclusivement pour l’une ou pour l’autre des deux exigences mentionnées ; elles ont au contraire toujours tenté de les concilier dans l’équilibre le plus parfait possible, même si l’on a eu tendance, à chaque fois, à faire prévaloir l’une sur l’autre. On pourrait, aussi bien, entreprendre l’esquisse d’une reconstruction synthétique de toute l’histoire du droit de ce point de vue : c’est-à-dire mettre en lumière, dans chacun des systèmes de droit que l’histoire humaine a connus, la mesure dans laquelle le problème de la conciliation entre les deux exigences divergentes de la certitude et de la concrétude a été perçu, ainsi que les modalités variables selon lesquelles on l’a résolu à chaque fois. Ce serait une vision profondément attirante de l’histoire juridique, et donc de l’histoire humaine, que, bien sûr, on se contente ici d’énoncer. Mais on ne peut négliger de dire que presque toutes les grandes questions générales qui se sont présentées à la conscience humaine à toute époque à propos de droit pourraient se laisser facilement réduire à cette opposition interne au phénomène juridique.