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Une géologie des traces historiques.
Les rythmes titubants de cette ville font qu’on ne voit bientôt plus ce qu’on admirait peu auparavant, qu’il soit détruit ou passé d’actualité, produisent incessamment des îlots qui retiennent du temps passé le parfum et l’espérance. Le regard dénué de but les remarque parfois. Plusieurs villes apparaissent alors dans celle qui semblait la même. Berlin entretient un rapport particulier avec la modernité, une modernité à rattraper, et qui échappe toujours des mains. La ville s’est réinventée plusieurs fois, et s’est non moins perdue. De ces réinventions restent toujours des traces. Et de ses perditions.
Cette rythmique brisée a laissé des couches de ville orphelines, soit que l’orientation générale du développement les ait délaissées, soit que le mouvement « cahotique » du progrès et de son dépassement les ait irrémédiablement périmées. Ces reliefs se retrouvent dans les périodes les plus différentes, formant des îlots de lost Berlin dont les plus nombreux, les plus riches et les plus impressionnants sont sans doute les restes de la fin du XIXe siècle, qui n’ont plus trouvé d’emploi après que la crise économique des années 1920 en eut contredit l’utilité ou que la fragmentation en secteurs les eut fait paraître grotesquement surdimensionnés. Tel est l’hôtel de ville de Friedenau, majestueuse bâtisse d’un quartier en pleine expansion, qui ne servit que 3 ou 4 ans ès qualités, bientôt absorbé par l’extension de Großberlin (qui avait un siècle d’avance sur le Grand Paris) et subordonné à celui de Schöneberg, si voisin, appelé à rester plus tard dans les mémoires comme le lieu où furent prononcées les paroles encourageantes, dans un allemand approximatif, par lequel un président des États-Unis proclamait son attachement à la ville devenue, une fois amputée de sa moitié orientale, le symbole du « monde libre », ce qu’elle n’avait pas toujours été. De tels lieux rescapés d’une époque révolue, qui leur avaient attribué des fonctions déjà moins obsolètes, sont ceux dont il sera ici question. À moitié effacés, ils peuplent de rêves un présent désolant.