Poèmes choisis

(Traduit de l’italien et du triestin par Laurent Feneyrou)

DÉPEINT en grand seigneur du XVIIIe siècle ou en hédoniste polyglotte et cosmopolite, auteur précieux et sincère à la fois, discret, presque caché, jaloux de sa solitude et ne craignant pas de paraître passé de mode, le poète et romancier Carolus L. Cergoly (19081987) conjuguait une secrète et poignante tristesse et une pudeur noble, une dureté carsique et une élégante tendresse. Selon Pier Paolo Pasolini, il rappelait le frère d’Italo Svevo, Elio Schmitz, qui conservait à son Moi le plus grand mystère. Intimement dialectal, mais écrivant aussi en italien, marqué du sceau de sa ville, Cergoly était Triestin orgueilleusement et d’une Mitteleuropa qui en constituait l’Hinterland immuable, fabuleux, mythique ; il était aussi un chercheur infatigable de nouvelles formes et de nouvelles expressions. Aussi se montra-t-il ouvert à tous vents. Ou, comme l’écrit Andrea Zanzotto : « C’est précisément parce que la triestinité est multiple et insaisissable comme l’argent vif que Cergoly y a parfaitement sa place. Rappelons une poésie splendide de Montale, “La mère de Bobi Bazlen”, ce texte unique par sa capacité à caractériser l’esprit de Trieste “du dehors”. Cergoly en est l’un des plus fidèles et indispensables interprètes “du dedans”, si l’on comprend l’idée d’interprète dans son sens musical. Cergoly sait saisir, avec une mobilité et une agitation grave, un épais bruit de fond à la dimension orchestrale ensorcelante, il habite Trieste au sens le plus physique, il y est enraciné ou ancré, et dans le même temps, il en émerge avec une arrogante et ironique vis narcissique (comme l’a noté Pasolini). Cette réalité se résout sur la page poétique par l’originalité d’un ensemble plus linguistique que thématique : il s’agit des manifestations créatrices d’un “lexique triestin” (pour utiliser une expression de Cergoly) qui n’a pas cette inhibition que l’on trouve, linguistiquement surtout, jusque chez Svevo ou Saba, un lexique capable de se glisser et de “voler” dans les cultures, les situations existentielles et les classes. Il en résulte une synthèse dynamique, multilingue sans être babélique, et qui a le naturel de la quotidienneté, mais animée d’une rare conscience culturelle, allergique de plus à la chimie de laboratoire. »