Est-ce la nuit sur l'Europe ?

à C. C.,
en signe de reconnaissance,
pour la belle aventure de Conférence. 

QU’ARRIVE-T-IL à la conscience européenne ? Pourquoi un continent entier se conçoit-il comme une forteresse, et, pour trouver un exutoire à son malaise, s’acharne-t-il sur les plus faibles, révélant son goût pour les formes les plus mesquines de haine, d’indifférence et de rancœur ? On élève des murs contre des armées de désespérés traversant mers et montagnes pour échapper à la violence de la guerre, de la faim, de la rage, de l’intolérance, et on jette aux orties le sens de la légalité et le principe de fraternité. Qu’est-il arrivé à l’Europe des fondements moraux de la démocratie ? à l’Europe des principes constitutionnels, à l’Europe de la coopération politique fondée sur les droits et les devoirs de l’homme ? Ce qui s’est passé, c’est qu’elle est entrée en crise quand son auto-représentation glorieuse a été niée par un monde qui s’est remis en mouvement sans lui en demander la permission. Quand s’est enfin achevée l’époque néocoloniale européenne qui a deux mille ans d’histoire derrière elle. Le plus grave est qu’après la guerre froide, après la chute du mur de Berlin, la montée de la Chine, le réveil de l’Afrique, L’Europe n’a pas seulement perdu une grande partie de sa centralité politique : elle a surtout perdu sa centralité morale et intellectuelle. Nous croyons qu’il s’agit d’un effet de la mondialisation, sans comprendre que c’est au contraire le résultat préoccupant de la perte des racines et de tout esprit local. La mondialisation a été un phénomène typiquement européen que la politique de domination de l’Europe a mis en œuvre, entre autres raisons, pour garder sa vivacité à la compétition menée en son sein entre des identités nationales et culturelles très précises et tenaces. La fin de toute passion pour son village, son histoire, s’est traduite par l’identification de l’Europe à des modèles de pensée qui n’ont plus d’origine civile sous des formes communautaires spécifiques. En outre, la fin du colonialisme intellectuel européen a coïncidé d’un côté avec les phénomènes liés à une puissante marée d’immigration, et de l’autre avec le fantasme d’une crise définitive de la démocratie, qui a montré qu’elle pouvait exister même sous des formes autoritaires et dictatoriales comme en Russie, en Turquie et dans de nombreux pays arabes.