Basil de Sélincourt, pourtant fervent défenseur du « génie anglais » et de son « secret », établissait il y a près d’un siècle, en 1926, ce constat troublant:
«La fertilité débridée de notre langue, semblable à celle des orties, ne contribue pas seulement à la répandre : elle la rend susceptible de dominer de façon autoritaire à mesure qu’elle se répand. À dire vrai, elle est déjà trop largement parlée pour son propre bien, et, en dépit de toute la machinerie dont nous disposons pour l’unifier, son expansion finira peut-être par constituer sa perte. »
À considérer les transformations les plus inquiétantes que ce siècle a connues, le rôle qu’y a joué une langue particulière, et la marque qu’elle a progressivement imprimée sur les modes de vie et de «pensée », il semble désormais raisonnable d’entendre ce constat comme un avertissement à considérer de toute urgence.
Prenons le temps cependant d’observer de l’intérieur les premières craintes que la situation de la langue anglaise avait fait naître.
Traduit de l’anglais et préfacé par Arnaud Clément
Extrait de la Préface. La prédiction la plus étonnante et la plus significative de L’Avenir de l’anglais est la possible disparition de l’anglais, trop parlé dans le monde pour son propre bien. Il semble absurde d’imaginer que l’anglais, langue souveraine de la mondialisation, puisse péricliter: son succès est précisément cause du déclin de la diversité linguistique. Pourrait-il disparaître en triomphant partout? Mais la vie d’une langue ne se mesure pas simplement au nombre de ses locuteurs, et Sélincourt craint pour l’anglais une mort d’un autre genre, par dilution de sa substance: à l’accroissement quantitatif de ses locuteurs correspondrait la perte inévitable de sa qualité propre. Cette qualité se définit, aux yeux de notre auteur, par l’appartenance de la langue à la nation britannique: l’esprit de la langue est consubstantiel à l’esprit du peuple. En s’étendant sur le globe, l’anglais est voué à se détacher de son esprit originaire. Mais, le génie de l’anglais étant de s’adapter à tous les lieux et de se conformer à toutes les cultures, il est encore légitime de voir dans son ouverture mondiale la possibilité de développements nouveaux et féconds — son ancrage dans la vie populaire et littéraire avant tout. Le risque d’une dénaturation de l’anglais se situe fondamentalement ailleurs, dans sa transformation en un système communicationnel arraché à la vie et de plus en plus soumis à ce que Sélincourt nomme la «machinerie».
Cette mécanisation de la langue se manifeste d’abord par son arrachement à la vie populaire. L’anglais mondialisé est une langue abstraite de la vie des peuples : elle cesse de vivre de l’usage qu’en font ses locuteurs, ses règles et son vocabulaire étant fixés par des institutions représentant des intérêts politiques et économiques. […] Cette volonté de maîtrise est d’ailleurs très répandue. L’entreprise privée, rompue aux procédés du business, du marketing et du management, s’exprime dans un anglais qui provient d’un appareil de savoirs et de techniques commun à toutes les économies mondialisées. Le jargon anglophone de l’entreprise libérale répond aussi bien à une nécessité de comprendre les phénomènes économiques qu’à une volonté d’imposer un lexique qui serve les intérêts des acteurs du marché. Il donne à la vie professionnelle un langage détaché de l’existence ordinaire, une culture managériale dont l’anglais fournit les noms, du calcul de la performance à la gestion des ressources humaines. La spontanéité de l’usage personnel de la langue est ainsi remplacée par l’expertise économique dans la formation de l’anglais d’entreprise.
[…] Mais comment une même langue peut-elle se scinder en deux tout en demeurant elle-même? Cette analyse semble plutôt prédire pour l’anglais un destin semblable à celui du latin, figé dans une forme théorique, servant de véhicule universel aux idées pendant que les parlers populaires évoluent sous des formes de plus en plus éloignées au point de produire de nouvelles langues. Dans un tel scénario, l’anglais s’identifiera à un modèle théorique maintenu séparé des évolutions naturelles du langage, ce qui sera pour lui la fin de sa vie de langue.
Tout cela est vu dans L’Avenir de l’anglais. La leçon essentielle de ce livre se trouve dans l’apologie du destin naturel des langues, source de leurs richesses, et dans la mise en garde contre les conséquences désastreuses des velléités de contrôle par les politiques linguistiques. La solution que Sélincourt propose d’adopter face au danger de l’expansion mondiale et de l’artificialisation de l’anglais apparaît alors aussi cohérente que déconcertante : ne rien faire, c’est-à-dire laisser la langue à son cours naturel. Le fait que les cent ans qui ont suivi la publication de L’Avenir de l’anglais en aient pris le contrepied, produisant les tristes effets que l’essai voulait prévenir, souligne éloquemment la vérité de ses prédictions et la justesse de ses vues.