LETTRE DE LA POSTÉRITÉ À PÉTRARQUE

 

Seuls les fantômes luttent avec les morts.

(Pétrarque, qui cite Pline, qui cite Plancus.)

 

TU ne seras pas étonné d’avoir eu raison de dire, dans ta lettre à la postérité (tu l’avais rédigée dans les années 1350, puis reprise à la fin de ta vie) : « Vous aurez peut-être entendu parler de moi, quoiqu’il soit douteux qu’un nom aussi mince et obscur traverse le temps et l’espace. Et vous voudriez sans doute savoir quel homme je fus, et quel a été le sort de mes ouvrages, de ceux surtout dont vous aurez entendu parler, ou dont le nom, du moins, vous sera parvenu. » Mais cette feinte modestie ne t’a pas empêché de faire en sorte qu’en effet nous entendions parler de toi, lisions tes ouvrages et soyons curieux d’en savoir davantage.Ta lettre mérite donc une réponse1.

Nous avons eu le temps de découvrir et de savourer tes écrits. Non sans peine, parfois : les hommes, quand ils ont disparu, ne sont plus en mesure de se défendre contre la critique ; leurs faits et gestes s’oublient ou se déforment, leurs paroles sont emportées par le vent (tu n’as pas été le seul à le dire). Tu as eu la chance de ne pas vivre à notre époque obsédée par elle-même : nos autobio-graphies, nos spectacles de télé-réalité, nos blogs y sont encom-brés de nos histoires les plus insignifiantes, au bénéfice (c’est beaucoup dire) de nous-mêmes et du public que tu méprisais le plus — les masses. Un jour, c’est sûr, un courant électronique her-culéen viendra balayer nos grotesques écuries d’Augias, et libérer ainsi notre postérité de tout devoir d’attention à notre égard. En matière de promotion de soi, tu as montré tout à l’inverse beau-coup d’adresse et de discernement : tu as su choisir ce que tu vou-lais nous léguer, et tu l’as fait avec le plus grand soin. Mais tu ne pouvais choisir tes lecteurs, ni prescrire la façon dont ils te liraient. Tel Socrate, tu es devenu citoyen du monde (c’est ainsi qu’il se nommait lui-même, et tu l’admirais). Ton nom, ton image et même tes ouvrages ont fait des voyages encore plus lointains que les tiens ; ils ont élu domicile dans des pays inconnus à ton époque, où des civilisations dont tu n’aurais pu rêver t’ont façonné à l’image qu’elles avaient de toi. Chaque époque, chaque culture t’a réinventé à sa manière, sans cesser de s’inspirer de ce que tu lui as légué. Mais par une ironie de l’histoire, les deux aspects les plus caractéristiques de ton écriture — l’invention et l’élaboration de ta propre image, le refus de sa mise en forme définitive — nous ont laissés libres de t’interpréter à notre guise, avec des résultats que tu n’aurais pas toujours appréciés.

 

 
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