Deux ans passèrent durant lesquels, selon une expression consacrée et parfaitement juste, j’empruntai la rue du Chemin-Vert pour aller à Paris. C’est-à-dire dans le centre qui représente, pour les habitants de Bel-leville et de Ménilmontant, une autre localité où l’on ne se rend pas sans raisons aussi impérieuses qu’une contrainte professionnelle ou le besoin de changer d’airet de décor. À chaque fois en effet cette rue je l’ai resti-tuée, comme on fait aussitôt après emploi d’un objet courant qu’on vous prête, par exemple une pompe à vélo, sans autre valeur irremplaçable que son utilité. On n’y pense plus ensuite. Ainsi cette rue ne m’offrait qu’un moyen de simplifier mes rapports avec l’espace, dans ceux qu’ils entretiennent avec le temps. Je me féli-citais même qu’un manque total de caractère la réduisît à cette fonction. Rien ne pouvait m’y retenir qui aurait amoindri sa commodité de ligne droite tirée, sous la dernière pente du XXe, entre le Père-Lachaise et la place des Vosges — à peu près. En deux parties presque égales, elle partage donc d’est en ouest le XIe arrondis-sement, dont sa morosité résume certains traits spéci-fiques. Par là, d’ailleurs, elle se montre en quelque façon remarquable.
Et puis à un moment que je ne saurais pas très bien situer, une espèce d’exotisme s’est greffé sur son insigni-fiance et, en peu de mois, je l’ai vue devenir chinoise, en tout cas extrême-orientale, au moins de part et d’autre de l’endroit où elle croise la rue Popincourt. Bien qu’en ce point la déclivité assez forte s’atténue, on y domine encore un peu de loin la région du Marais. Et, n’était le vaste et double retranchement que lui opposent les bou-levards fusant de la Bastille, la rue du Chemin-Vert irait prendre en écharpe et à revers la rue de Turenne, pour l’attaquer sur son terrain. J’entends : la confection (sur-tout pour dames), à présent l’une des principales indus-tries de Paris. Les autres semblent avoir disparu : non seulement les vraies grandes usines, comme Citroën, mais les innombrables ateliers de petite mécanique qui ronflaient et cliquetaient autrefois par exemple dans le XVe. Où qu’on aille on a le sentiment qu’une marée indiscontinue d’étoffes plus ou moins manufacturées se déverse et chasse devant elle toute forme de travail et de commerce différents, comme si plus rien ne comptait pour la population qu’un souci permanent d’acquérirde nouveaux pantalons et de nouvelles robes. À coup sûr, la masse toujours croissante de l’offre outrepasse la demande, si avide qu’elle soit, et laisse songeur sur le sort auquel la première paraît nécessairement vouée. Ces wagons de nouveautés ont d’emblée un air lamen-table d’invendus. On a beau les reconnaître parfois sur des hanches qui les avantagent, on se demande quelles clientes désireront ces jupes suspendues par dizaines à des rangées de cintres (l’objet le plus déprimant, peut-être, de notre civilisation), dans d’étroites boutiques qu’elles emplissent de leurs formes avachies et de leurs teintes criardes ou ternes comme du poussier. On croi-rait plutôt les entrepôts improvisés de quelque œuvre charitable, où s’amassent après une collecte les vêtements de rebut.