TROIS COMMENTAIRES SUR LA BEAUTÉ ROMAINE

 

(LESBIE,CORINNE ET GALATÉE).

 

CATULLE consacre un court poème à la beauté de Lesbie, le carmen 86 :

 

Quintia formosa est multis, mihi candida, longa,
Recta est. Haec ego sic singula confiteor,
Totum illud « formosa » nego ; nam nulla uenustas,
Nulla in tam magno est corpore mica salis.
Lesbia formosa est, quae cum pulcerrima tota est,
Tum omnibus una omnis subripuit ueneres.

 

« Pour beaucoup, Quintia est belle ; pour moi elle est svelte, éclatante, Bien faite. Chacune de ces qualités, je la reconnais ; Mais ce tout de “ belle ”, je le récuse, car dans un si grand corps, il n’y a Aucun charme, pas le moindre grain de sel. Lesbie est belle : non seulement elle a toutes les beautés, Mais à elle seule elle a dérobé à toutes les autres toutes les grâces. »

C’est un madrigal : la chute l’indique bien. Mais ces trois distiques sont beaucoup plus qu’une galanterie. Ils nous montrent le poète raffinant avec les mots (et lut-tant contre l’opinion) pour définir les conditions de la suprême beauté, dont ce poème montre qu’elle est pour Catulle contenue dans le mot formosa. L’acmé de la beauté est enfermée dans ces trois syllabes. Cette totalité est un joyau qu’il n’est pas question de dévaluer. Il faut, pour l’identifier, une compétence qui n’est pas le fait de la foule, laquelle se laisse abuser par des éléments parti-culiers de beauté qui, pour être incontestables, ne suffi-sent pas à produire l’excellence. Autre chose est néces-saire, que Catulle nomme uenustas et commente par une métaphore : le grain de sel. Venustas est le substantif que les Latins ont tiré du nom de Vénus, lui réservant ce pri-vilège, seule parmi les dieux et les déesses. On comprend la force du mot et qu’il prétend suggérer quelque peu de mystère.

La pensée de Catulle peut se gloser ainsi : il reconnaît que la beauté est en relation avec des normes objectives, celles, par exemple, dont le corps de Quintia donne des échantillons acceptables — taille, teint, équilibre des formes, etc. Ces qualités seraient constitutives de la pul-chritudo, la beauté au sens large. Lesbie, qui excelle dans tous les compartiments de cette beauté, mérite donc d’être qualifiée de pulcerrima (que le français, plus pauvre ici que le latin, ne peut traduire que par « très belle »). Mais Catulle perçoit bien l’insuffisance bizarre d’une per-ception objective. Il faut, pour briller de l’éclat le plus pur, que la beauté du corps rencontre quelque chose qui n’est même pas clairement de nature corporelle : uenus-tas, ueneres, le charme, la grâce. Citons ici le vers fameux :

« Et la grâce, plus belle encor que la beauté ».

La Fontaine bouscule la hiérarchie en renversant un ordre plus ou moins établi, « gracieuse » l’emportant sur « belle ». Mais Catulle avait fait mieux. Il avait rencontré dans une femme la beauté au superlatif (pulcerrima) et la totalité des grâces. On voit de quel poids ce carmen 86, dans son admirable concision, charge le mot formosus. Ce terme, ainsi traité, et ce poème, montrent avec force la sensibilité à la beauté, l’exigence du jugement et la volonté de parvenir à l’expression d’un absolu.