LE CINÉMA, OU LA RÉVÉLATION DES CORPS

  

C'EST en inscrivant le corps dans le temps, en saisis-sant son mouvement uni à d’autres corps, que le cinéma s’est d’abord distingué de la photographie.

Il se sépara avec peine du théâtre, en toutes ces scènes fil-mées par un œil immobile. Puis le corps s’est approché, son mouvement l’a rejoint ; des détails concentraient l’émotion, de plus vastes champs l’éloignaient.

Comment le cinéma veut-il atteindre la beauté des corps ? Dans L’homme qui aimait les femmes, François Truf-faut n’a pas d’autre visée que cette question-là. Les femmes que rencontre Charles Denner ont, pour ce visage, ce geste, cette allure, une résonance particulière qui l’émeut, et qui émeut avec lui les choses alentour. Rien ici d’un prétexte à faire défiler une théorie de jolies femmes, actrices de magazine aux corps déjà sus. Truffaut a choisi, pour incarner le « séducteur » ou les jeunes femmes, des acteurs à la beauté imprévue, singulière, qui nous captive à proportion du regard qui les caresse. Charles Denner est attiré par des femmes qui existent à ses yeux parce qu’une partie de leur corps, leur façon de se déplacer, de parler, ont éveillé en lui un désir irrépres-sible de les aborder : cette beauté de circonstance et d’alentour est déjà ce lien, discret, subtil, qui en vérité fait naître les corps au visible. Et, du coup, parce qu’il a su leur faire partager ce sentiment d’une naissance qu’elles emportaient avec elles, il parvient à les rencontrer.

Voilà la force de Truffaut ; le corps de l’actrice importe moins que la vigueur du désir : le cinéaste peint la fébri-lité de la poursuite, l’essentiel qui s’y joue — cette fièvre qui se lit dans les gestes de l’acteur, courts, inaboutis, dans sa voix pressée quand il les aborde : belles, en effet, mais moins « en elles-mêmes » que par les résonances du désir et de l’amour, du désir d’elles, si singulières, qu’elles font déjà, pour ainsi dire, vibrer dans l’espace, et qui les tisse au monde. Truffaut a su approcher chez une femme l’unique vie qui frappe et retient ; quelque chose de magique, sans doute, qui donne au film sa tonalité si particulière. La connaissance est cet évident mystère.