Maintenant, je me souviens : c’est grâce à l’objectif d’un photographe inconnu que j’ai vu pour la première fois les fastes et les métamorphoses de la Rome baroque ; grâce à quelques photographies, anonymes et banales, que j’ai eu envie de faire le voyage, accom-pagné par l’amoureuse que je venais de rencontrer. Comme je n’avais étudié ni le latin ni le grec, et que j’en étais un peu mortifié, c’était comme si, à travers la grande porte fermée du paradis, s’ouvrait une fente qui me permettait de voir, à la place d’une Antiquité dont j’avais fait mon deuil, les anges sans corps de Borromini (de vrais anges en quelque sorte, réelle-ment venus d’un autre monde, inquiétants à certaines heures), les niches vides et la façade mouvementée de San Carlino, et surtout cette fontaine du Bernin où se jettent en même temps, comme s’ils coulaient à l’en-vers et retournaient à la même source, les fleuves des quatre continents : le Nil et le Gange, le Danube et le Rio de la Plata.
Vingt-cinq ans plus tard (après avoir déambulé tant de fois dans Rome, et compris que les ruines faisaient partie du matériau baroque, dans un monde en per-pétuel déséquilibre, où l’ellipse et l’ovale seraient à jamais les figures d’un mouvement qui s’accélère, d’une mémoire de plus en plus vertigineuse), j’ai eu la chance de partager ma vision de Rome avec Isabel Muñoz, et de revoir le baroque à travers son regard.
J’ai vu les statues qui posaient pour elle, et la pierre qui se mettait à danser ; un ange qui perdait la tête et montrait son genou en soulevant des drapés volup-tueux ; une sainte en lévitation devant un parterre de voyeurs ; un Maure avec un poisson entre les jambes ; le torse géant d’un triton s’abreuvant au ciel pour étan-cher une soif sans fin ; et l’enlèvement d’une mortelle, effrayée mais ravie quand la main du dieu la prend par la taille en s’enfonçant dans les coussins de la chair ; à la pleine lune, j’ai revu les carcasses rescapées du déluge au milieu desquelles se promenait Piranese ; et dans la lumière du couchant, Rome encore une fois qui redevient un gâteau de miel.