INVENTAIRE D’UNE MAISON DE CAMPAGNE (extraits)

 

Traduit par Christophe Carraud.

 

Fleurs d’acacia.

 

De ma première rencontre avec la botanique me demeurent, au seuil de l’âge des souvenirs, un goût de miel gouttant des acacias en fleurs sur une route de campagne, et la tache rose d’un petit bouquet de fleurs délicates tremblant sur de longues tiges, dont je n’ai appris dans les livres que bien plus tard, au lycée, le nom et le prénom : Lychnis floscuculi.

À l’époque, les rues pavées de la ville, sitôt franchie la barrière de l’octroi, s’ouvraient directement sur la campagne ; les pistes sévères d’aujourd’hui, revêtues d’asphalte et faites pour la vitesse, étaient alors de grand-routes accueillantes et paisibles, propices au sommeil des charretiers. Je crois me rappeler qu’un de mes premiers exploits fut de courir sur ce sol moelleux en faisant exprès de traîner les pieds pour soulever un plus grand nuage de poussière ; chez les hommes, la passion de paraître plus qu’ils ne sont naît avant même la raison : je commençai pour ma part en me donnant des airs de locomotive.

La route restait enserrée un bon moment entre des murs de ferme et des enceintes de villas ; les murets de pierres sèches alignés sur ses bords la rendaient encore plus étroite. Au pied des haies desséchées se montraient de maigres œillets qui se balançaient au gré du vent, s’efforçant au moindre souffle de secouer la poussière de leurs fins pétales effrangés comme du papier de soie. Mais les murs s’évasaient de temps à autre sur une petite place herbue, avec au fond un portail : du parc rempli d’ombre qui se laissait entrevoir, les acacias en fleurs inondaient la route du ruissellement de leur délicieux parfum.

Au bord de cette route à l’extérieur des portes, où les rares diligences s’annonçaient par leurs claquements de fouet, je pouvais m’attarder sans danger à cueillir ces fleurs chétives, ou à regarder à travers les grilles des entrées majestueuses. Maman me précédait lentement avec son ombrelle, relevant le bas de sa jupe pour éviter la poussière, dans un geste dont les dames étaient coutumières autrefois, quand on portait de longs vêtements ; mais elle s’arrêtait de temps à autre pour me regarder, et me tendait la main.

Aujourd’hui encore, quand je marche absorbé par les soucis présents sur les trottoirs de cette prison citadine, un parfum d’acacia filtrant de l’enclos d’un jardin suffit à me faire tressaillir, comme au son d’une voix familière. Oui, je le sais bien, le temps ne compte pas ; sur ma tête de cinquantenaire il y a encore, au fond d’une route de campagne écrasée de soleil, cette main maternelle qui me fait signe, et qui m’attend.



Baies de laurier-tin.

Cette main maternelle est, à l’orée des souvenirs, la première apparition d’une personne vivante qui entre dans la réalité quotidienne de ce monde.

Avant ce moment-là, si je cherche à me souvenir, je ne trouve que des fragments d’images non humaines, qui flottent un instant sans s’attacher à un temps ni à un lieu, et soudain s’abîment à nouveau dans des limbes interdits à la mémoire : aussi est-il difficile de savoir si la forme à peine entrevue est un reflet fugitif de choses réelles, remontant du passé vers moi, ou une fiction créée aujourd’hui même par mon désir, qui la projette illusoirement sur le passé aveugle. Restaurer des souvenirs, c’est presque toujours les trahir, comme pour les tableaux anciens : on ne saisit pas avec des acides et des retouches le secret qui semblait se révéler derrière la mystérieuse patine du temps. Mettre en ordre ces pre-mières lueurs de mémoire me donne un sentiment de peine et presque de honte, comme si, en cherchant à les classer, j’allais trahir un grand mystère : comme si, en voulant aller au-delà, je risquais de déplaire aux morts.

 

 

 
  • décembre 2009
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