ENTRETIEN AVEC RENÉ MAJOR

 

DE L’AMÉRIQUE, Freud le Viennois de britannique humour s’autorisait une image assez singulière pour confier à Jung, sur le paquebot de leur traversée de l’Atlantique, qu’il apportait, là-bas, « la peste ».

J’aime imaginer les paraboles acides qu’il risquerait si, près de soixante-dix ans après sa mort et en pleine américanisation universelle, il considérait l’état de la psychanalyse en France. L’accueil qu’elle y a trouvé et les transformations en tout genre qu’elle y a inspirées témoignent de fait d’une virulence contagieuse peu fréquente dans l’histoire des inventions intellectuelles. En France, où l’on a voulu faire de Descartes un dogme et de ce dogme un titre d’excellence à représenter les Lumières sans leur ombre, la psychanalyse n’a pas seulement passionné dès la première heure, après la Première Guerre mondiale, elle a connu de plus une seconde vie, après 1945. De la vigueur de cette greffe sur le tronc des sciences sociales et de la clinique psychiatrique témoignait par exemple le titre d’un livre courroucé et lucide, paru en 1973 : le Psychanalysme, de Robert Castel.

Née, entre autres, en opposition à ce qui s’appelait en ce temps déjà l’américanisme, la psychanalyse s’est vue ainsi interpellée à son tour sous le chef d’incitation à l’idéologie. Pour cette raison tout d’abord, l’entretien ici publié commence par une question posée à René Major quant à l’usage de la notion d’« idéologie » sous sa plume de psychanalyste et de protagoniste actif de la seconde vie, en France, des outils freudiens. Quand il crée, en 1979, les Cahiers Confrontation, il y a longtemps déjà que l’inconscient freudien a été pris en compte par des philosophes, des linguistes, des anthropologues. Si l’on songe enfin que la « psychologie des masses » esquissée par Freud doit une partie de son inspiration de méthode à Gustave Le Bon, alors on voit d’évidence la continuité et la fécondité de l’attraction réciproque. Des travaux comme ceux d’Eugène Enriquez ou de Serge Moscovici ont, de nos jours, prolongé cette approche.

L’idée sous-jacente au troisième Entretien de notre série procède assez de cette géographie historique de l’inconscient freudien. Puisque la psychanalyse revendique la dignité de science (mais non sans les réserves décisives que lui impose son autre statut, celui de pratique clinique), puisqu’elle revendique aussi sa part au « désenchantement du monde » en identifiant les religions à un « fait religieux » et celui-ci au traitement réussi d’une névrose collective, quel type de monde vise-t-elle, de monde possible au-delà des ruses de la raison ? Et en particulier : « Amérique » étant désormais le nom commun qui, n’importe où sur la Terre, désigne un certain type, un certain mode universel, n’a-t-elle pas rendu, et au centuple, à la psychanalyse la « peste » que celle-ci se persuadait d’y importer ? Par « Amérique » j’entends ici trois événements en cours : la disqualification massive de la cellule familiale traditionnelle dans le conflit des générations, l’infantilisation accélérée de l’adulte aux prises avec la toute-puissance de la technique, la délocalisation des sexes. Vainqueur incontesté du régime victorien qui réservait l’âge adulte aux Pères et l’interdisait à l’Enfant, que peut espérer la psychanalyse dans un monde qui arase activement la vieille forme anthropologique des classes d’âge et ne tolère pas d’autre autorité que celle de l’Adolescent, empêché, qui plus est, de l’âge d’homme ? Du sportif au serial killer en passant par les professionnels de la représentation politique ou médiatique, l’âge moyen de nos glabres vedettes en bermuda à plein temps n’en dit-il pas long sur l’avancement de cette mutation ?