D’OÙ VIENNENT ALIENS ET PREDATORS

 

ON SE FIGURE VOLONTIERS que ce qui nous fait le plus peur
est ce que nous ne connaissons pas, le radicalement
étranger. Il se pourrait bien qu’il en aille autrement ; la
nouveauté pure est susceptible de nous étonner, de nous désorienter,
pas de nous terrifier. Les plus grandes frayeurs, au sein
des découvertes, trouvent toujours leur origine dans ce que,
consciemment ou non, nous reconnaissons. « Au reste, y a-t-il quoi
que ce soit de “ totalement ” étranger pour nous ? C’est peu probable
— même sur Sirius. L’effroi seul augmente, quand les
forces venues du fond des âges ou de très loin pénètrent chez
nous. Cet effroi même est un indice de reconnaissance, un signe
que nous les avons jadis connues. »

Les monstres ? Oui, tous autant que nous sommes, nous les
avons déjà connus. Dans l’enfance. L’enfance vraie, pas celle qui
se raconte avec complaisance ; pas celle qui se donne comme
période idyllique, pleine de poésie, etc. Ce que Kundera a appelé
le kitsch de l’enfance. Un kitsch qui ne date pas d’hier, puisqu’il y
a quinze siècles, saint Augustin éprouvait déjà le besoin de le
contredire — « la faiblesse du corps est innocente chez l’enfant,
mais non pas son âme ». Plus près de nous, Freud n’a assurément
pas souscrit au tableau mièvre qu’une certaine convention dresse
de l’enfance. L’enfance est loin d’être toute innocence. Elle n’est
pas non plus, même choyée, tout bonheur. À en croire Thomas
Bernhard, ce serait même l’inverse : l’enfance, n’importe quelle
enfance, serait un véritable enfer. « Les gens disent qu’ils ont eu
une belle enfance, mais ç’a tout de même été l’enfer. Les gens falsifient
tout, ils falsifient jusqu’à l’enfance qu’ils ont eue. Ils
disent, j’ai eu une belle enfance, et ils n’ont tout de même eu que
l’enfer. Plus les gens vieillissent, plus ils disent facilement qu’ils
ont eu une belle enfance, alors que cela n’a tout de même été rien
d’autre que l’enfer. L’enfer n’est pas à venir, l’enfer a eu lieu, […] car
l’enfer c’est l’enfance. »