Traduit de l’italien par Christophe Carraud.
EN NOVEMBRE 1952, disparaissait Pietro Pancrazi, critique subtil, élégant et discret, à l’âge de 59 ans. Quelques mois plus tard, Piero Calamandrei lui rendait l’hommage qu’on va lire, dans un numéro de la revue Il Ponte que le grand juriste avait fondée.
Il se joue dans ces pages bien plus que ce que disent d’ordinaire les textes in memoriam. S’unissent ici de la façon la plus riche les grands axes de la réflexion de Calamandrei — sur le temps, les lieux, la matière même d’un pays et l’unité morale de laquelle il procède ; et l’amitié, ici, donne l’accent le plus poignant à ce qu’on pourrait appeler, chez lui, le sentiment éperdu de la vie.
*
D’ordinaire, il y a au cœur de toute amitié un noyau de souvenirs communs, capables de créer entre les amis une sorte de société à part, et exclusive : souvenirs d’école, souvenirs de guerre… À mesure que la vie se consume, le cercle des initiés où l’on s’entend par allusions se restreint ; et, dans un monde devenu étranger, les survivants se réunissent de loin en loin pour parler de soi, témoignant avec une compassion réciproque d’un temps dont l’évocation fait croire qu’il n’est pas perdu.
Mais quand nous nous connûmes, Pancrazi et moi, vers 1932, lui tout près de la quarantaine, moi venant de la dépasser, nous n’étions liés par aucun souvenir de jeunesse : issus de chemins différents, ayant vécu dans des villes différentes, nous n’avions jamais eu l’occasion de nous rencontrer.