« L’oreille, et non le cerveau, siège de l’esprit. »
Canetti, 1961, Le Territoire de l’homme.
LES GRANDS AUTEURS NOUS GRANDISSENT parce qu’ils nous rapprochent de notre bien commun : de la certitude que, moyennant quelque effort semblable au leur, tous nous pouvons habiter ce monde en bonne intelligence — nous ajuster. L’admiration vouée par Matthieu Guillot à l’oeuvre de Canetti s’exprime, à mon oreille, avec une justesse rare et généreuse : si ses pages disent, dans leur motif spontané et réfléchi, le plaisir personnel par lui ressenti à méditer cette oeuvre, elles s’orientent aussi vers ce qui rassemble la communauté des lecteurs de Canetti et vers ce qu’ils partagent — sa vive voix, sa voix rendue vive par le médium de la littérature tel qu’il se l’appropria. Ainsi entrent-elles dans le vif du sujet, en rappelant qu’il vit, ce vif, de mener double vie et d’éventer — qu’il y faut de tact ! — son secret : lisant et écrivant, notre corps tout entier, semble-t-il, lit et écrit, bien qu’en réalité il nous faille nous faire d’abord hommes d’oreille, et surtout cela. Toute oeuvre d’écriture ne dure que parce que musicale : ce qui reste des écrits, ce qu’en fait ils transmettent, l’or du temps, c’est une voix transfigurée en un rythme, sa condition poétique, sans laquelle elle resterait un langage ordinaire, une prestation rhétorique couchée sur le papier — alors que la littérature, le travail des oeuvres d’écriture ne tiennent leur gageure que de nous ramener sans cesse, par la science du rythme, au mélodique qui donne forme et durée à la sensibilité, à l’activité mélodique qui, dans le lu, émeut l’ouï et l’enrichit comme elle avait commencé par le faire en amont, auprès de l’écrivain, oreille première.